Les chiffres ont ce mérite qu'on peut leur faire dire ce que l'on veut. Avant même la proclamation des résultats officiels ou les estimations d'instituts de sondage, les aficionados de Kaïs Saïed ont commencé à fêter la victoire. Les estimations publiées à 22 heures donnent le « oui » vainqueur à hauteur de 92,3%. Kaïs Saïed peut donc souffler, sa constitution est passée haut la main. Il ne va même pas se gêner par le score soviétique digne du siècle dernier. Politiquement, il va « vendre » ce « oui » et il va crier sur tous les toits que le peuple cautionne son projet. Ce serait vite aller en besogne, car le résultat en cache un autre. Le « oui » a beau l'emporter, il n'en demeure pas moins que le taux de participation de 25% est fortement bas. Il est même le plus bas depuis la révolution. Jamais il n'y a eu autant d'abstention dans un rendez-vous électoral. Les Tunisiens se seraient-ils désengagés autant de la politique ? La réponse est négative, car une partie de ces abstentionnistes a refusé d'aller aux urnes ce 25 juillet pour ne pas cautionner le projet despotique de Kaïs Saïed. C'est le cas des islamistes d'Ennahdha et d'Al Karama, des destouriens du PDL et d'une partie des laïcs dont ceux de Qalb Tounes et d'Attayar. Pour eux, le processus entamé par Kaïs Saïed est frauduleux et il est hors de question de le cautionner même en y allant pour voter « non ». Quelle est la part des abstentionnistes dans le total des inscrits ? Personne n'a la réponse, mais on ne peut pas dire que leur chiffre est négligeable. Ces cinq partis représentent quelque 1,5 million d'électeurs, si l'on se réfère à leurs chiffres de 2019. S'ils avaient pris part au référendum, il n'est pas sûr que le « oui » l'aurait emporté.
Loin des hypothèses projectionnistes, restons dans l'arithmétique pure. Il y a près de neuf millions d'inscrits. Le nombre de « oui » avoisine les deux millions. Le tableau est clair, il y a donc sept millions de personnes qui ont dit non, qui ont refusé de participer à ce qu'ils considèrent comme mascarade ou qui sont totalement désengagés de la politique. En tout état de cause, Kaïs Saïed a échoué à mobiliser les Tunisiens pour son référendum. Le chiffre de deux millions de votants et de deux millions de « oui » est un véritable désaveu pour lui quand on se rappelle qu'il a été élu avec 2,7 millions de voix. Pourtant, il est bon de souligner que le président de la République a tout mis en œuvre pour le succès de son référendum et particulièrement le « oui ». Depuis le mois de décembre, date à laquelle il a annoncé le référendum et la nouvelle constitution, il n'a pas cessé d'utiliser les moyens de l'Etat pour son entreprise, n'hésitant pas à mouiller sa chemise pour convaincre. Le manège en faveur du oui s'est poursuivi pendant tous ces derniers mois et a pris une vitesse vertigineuse au cours de la campagne, jusqu'à ce lundi 25 juillet 2022. En plein silence électoral, il a commis ce matin une fraude électorale dénoncée, immédiatement par plusieurs politiques et par la Haica. Jouant sur le subliminal, son épouse la magistrate Ichraf Chebil s'est drapée d'une jolie robe verte, la même couleur que le « oui » dans la campagne électorale. On peut dire que c'est en usant de tous ces moyens légaux et illégaux que le « oui » l'a emporté, mais on peut également dire que malgré tous ces moyens légaux et illégaux, Kaïs Saïed n'a réussi à récolter que 1,8 million de voix sur les neuf millions potentielles. Dans les pays démocratiques, lorsque le taux de participation à un référendum n'atteint pas 50%, le référendum n'est pas validé. Le 12 juin dernier, en Italie, un référendum a été organisé. Il n'a récolté que 20,5% de participation parmi les électeurs inscrits, soit plus de dix millions de citoyens. Pourtant, ce référendum a été invalidé.
Kaïs Saïed peut (et il va certainement le faire) s'enorgueillir de ses 92% et crier sur tous les toits qu'il a obtenu l'aval du peuple, il ne va pas pouvoir nier longtemps les sept millions de Tunisiens qui lui ont tourné le dos. Il va pouvoir tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais il lui sera impossible de tromper tout le peuple tout le temps. Face aux chiffres (qui ont également le mérite d'être têtus), Kaïs Saïed a besoin de bien davantage que ses phrases-bateau et le sempiternel « le peuple veut ». Le peuple, ce n'est pas les deux millions de personnes qui ont dit oui, le peuple c'est les neuf millions d'inscrits. Sur ces neuf millions, sept millions ont boycotté ou ont dit clairement « non ». Kaïs Saïed a l'obligation morale et politique de les prendre en considération dans sa stratégie future. Il ne va pas le faire, c'est une évidence. Il va jouer à l'autruche et il va s'enivrer par les 92%, c'est une autre évidence. Mais un jour ou l'autre, les sept millions vont se réveiller pour lui rappeler que le peuple n'est pas de son côté et que ce sont eux les majoritaires dans ce pays. C'est une question arithmétique et ça obéit à la loi du nombre.