Kaïs Saïed sonne la fin de la récréation. Il l'a dit d'une manière claire et directe, la situation ne peut plus durer. De quoi parle-t-il exactement ? De tout et de rien. Il est en colère contre les magistrats, les médias, les fonctionnaires, les politiciens, les spéculateurs, les corrompus, contre tout le monde en somme. Mêlant véritables informations à de vraies intox, il a juré, promis et menacé, mercredi 28 décembre 2022, devant les plus hauts dignitaires de l'Etat. L'échec cuisant dans les législatives du 17 décembre (11,22% de taux de participation) et la vague de critiques virulentes qui s'en est suivi, ont visiblement mis en colère le président de la République. Un peu partout dans les médias, hommes politiques, syndicats, organisations professionnelles, analystes et chroniqueurs se relaient pour appeler le président à prendre acte du rejet populaire de son processus et de ses élections. Trop c'est trop ? Oui, Kaïs Saïed l'a dit, trop c'est trop. بلغ السيل الزبى Mercredi 28 décembre, le président de la République réunit la cheffe du gouvernement, le ministre de l'Intérieur, le ministre de la Défense, la ministre de la Justice et plusieurs hauts cadres militaires et sécuritaires pour leur faire subir un discours décousu d'une bonne vingtaine de minutes. Le président y profère des menaces et des avertissements et lance des accusations à la pelle contre tout le monde. Cela va des magistrats aux médias en passant par le FMI et les contrebandiers. Autour de la table, certains officiels semblent inquiets, d'autres (les militaires) paraissent en colère, mais tous sont tendus.
S'il y a une chose à retenir du discours, c'est que le président est fortement alimenté par de fausses informations et bien convaincu par ses idées arrêtées de toujours. Ainsi, il liquide en une unique phrase les questions des multiples pénuries pour accuser des parties occultes d'être derrière. « Dans les années 60 et 70, il y avait moins de ressources, mais il n'y avait pas ces problèmes. Ils provoquent les crises pour inciter contre l'Etat. S'ils étaient réellement des patriotes, ils auraient présenté des initiatives de réforme. » Pourtant, force est d'attirer l'attention du président que les économistes, les experts, les syndicats et les politiques ne font que donner des propositions de sortie de crise, mais que lui-même ainsi que son gouvernement font la politique de la sourde oreille. Le drame de Zarzis ? Des parties occultes également. Il semblerait, d'après les sources du président, que la barque ayant transporté les migrants, aurait été trouée préalablement au voyage de la mort et qu'elle aurait transporté plus de personnes que sa capacité maximale. Et il semblerait, également, toujours selon les sources présidentielles, que l'on aurait versé cent mille dinars (trente mille euros), peut-être quatre cents mille pour provoquer le drame. En racontant son histoire, le président prend soin de qualifier les victimes de martyrs qu'il espère voir au paradis. Force est d'attirer l'attention du président que la colère des familles des victimes n'est pas causée par la mort de leurs enfants, mais par le mépris total des autorités qui ont enterré les migrants sans autopsie et sans identification. Ils ont demandé, à plusieurs reprises et en vain, la visite d'un ministre, voire du président de la République. Kaïs Saïed a beau accuser des parties occultes, cela ne fera pas oublier (ni convaincre) les habitants de Zarzis qu'il était dans les parages, fin novembre, qu'il ne leur a pas rendu visite et qu'ils ont dû essuyer le mépris du gouverneur et la violence de la police.
Autres idées arrêtées et autres contrevérités, la question des quarante millions de dinars soi-disant versés à la présidence du gouvernement pour la réforme des médias. « Ceux qui pleurent la liberté d'expression n'ont même pas la liberté de réfléchir, ce sont des mercenaires. Je ne veux pas citer de noms, mais ils se reconnaitront. Un don de 40 milliards a été fait par une société étrangère en 2016 ou 2017. Il a été accordé à un nombre de prétendus analystes et experts dans des médias ». L'histoire dont parle le président est celle du don britannique. Une histoire montée de toutes pièces à l'époque par Nabil Karoui pour discréditer un nombre de médias et de chroniqueurs qui le critiquaient violemment. Cette histoire a été démentie des dizaines de fois aussi bien par les autorités britanniques (dès 2018) que par l'ancien chef du gouvernement Youssef Chahed (la dernière fois en août 2022) et son porte-parole Iyad Dahmani. Mieux encore, la justice a réussi à démasquer l'auteur de l'intox, il s'agit d'Edyb Jebali qui a été arrêté pendant quelques jours. Des plaintes à son encontre sont encore pendantes en justice. Comment expliquer que le président prenne pour de l'argent comptant des informations puisées dans des sources non fiables et carrément démenties ? Se basant sur ces intox, le président multiplie les menaces à l'encontre des journalistes et chroniqueurs qu'il qualifie de mercenaires sans dignité : « Ils ne sont ni experts, ni analystes, mais des mercenaires qui se sont jetés dans les bras de l'étranger. J'ai les noms devant moi. »
Continuant sur sa lancée de diffuser des histoires insignifiantes ou/et inauthentiques, il cite le cas d'un fonctionnaire qui aurait quitté son bureau pour aller s'entretenir avec des spéculateurs. « Celui-là est en train de fomenter des coups foireux et doit être licencié », a déclaré le président. Il s'attaque également aux magistrats en citant une récente affaire qui a eu lieu à Gafsa où l'on aurait arrêté une personne après avoir saisi sa marchandise d'une valeur de trois cents mille dinars. Cette personne a été relâchée par la justice qui lui a restitué sa marchandise après lui avoir infligé une amende de mille dinars. Le président n'arrive pas à saisir comment cela s'est passé et laisse entendre que les magistrats seraient corrompus. Ce genre d'informations sont, c'est une évidence, communiquées par les services de renseignement intérieur. Indépendamment de leur authenticité, ces histoires ne devraient en aucun cas intéresser le président de la République au vu de leur futilité. Sauf que non seulement le président s'intéresse à ce genre d'histoires, mais il se permet en plus d'en parler devant les caméras et de remettre carrément en doute l'intégrité de la justice en prenant pour de l'argent comptant les rapports de police. Le président a par ailleurs évoqué un personnage qui aurait selon lui appelé à l'assassiner dans les médias. On a beau chercher cette déclaration, elle n'existe nulle part. Abordant le sujet des élections ratées, Kaïs Saïed affirme que les 9 ou 12% réalisés aux législatives sont meilleurs que leurs 99% d'élections truquées. Il s'en prend, ici, aux étrangers qui applaudissaient ces élections. Il ne se contente pas de cela, en insinuant que les élections ayant suivi n'étaient pas transparentes. Y a-t-il une seule preuve que les élections antérieures ont été truquées ? Le président n'avait-il pas été élu durant un précédent scrutin ? Kaïs Saïed ne s'embarrasse pas de ce détail et use du même discours que deux clients d'un café, convaincu que cela va plaire à la masse, systématiquement sensible au complotisme. Outre la diffusion d'informations erronées, Kaïs Saïed s'est exercé à son autre sport favori, celui de l'enfumage. Abordant la question du FMI, mais sans le citer, il a dit qu'il était hors de question de céder les entreprises publiques et que la souveraineté nationale est une ligne rouge. Il oublie juste que c'est son gouvernement qui court derrière le FMI. Evoquant les députés qui ont obtenu quelques centaines de voix ne leur permettant pas de parler au nom du peuple, il oublie que ses législatives de 2022 ont obtenu le plus bas taux de participation de l'Histoire. Il dit qu'il faut qu'il y ait une justice et que l'on applique strictement la loi et uniquement la loi, il oublie qu'il a commis un nombre considérable d'injustices et qu'il a changé les lois pour les tailler à sa propre mesure.
Le discours du 28 décembre 2022 est un discours historique du président tant ce discours a été pathétique, trompeur et menaçant. Il reflète un président en colère, certes, mais aussi un président désabusé par ce qui arrive dans le pays et ne sachant plus que faire pour affronter les critiques de ses nombreux adversaires et la tension qui monte au sein de la population. Pour se donner de l'assurance, il s'est entouré des plus hauts dignitaires de l'Etat, comme pour dire que la force de l'Etat est de son côté. Mais il a beau vouloir offrir cette image de président ferme, déterminé et fort, Kaïs Saïed n'a jamais paru aussi faible depuis son élection.