Souveraineté. C'est une notion que le président de la République ne cesse de clamer. En plus du thème de la traitrise, de la spéculation ou la corruption, cette question de souveraineté se trouve dans le top cinq des éléments de langage présidentiels. Il ne passe pas un discours, une déclaration ou un communiqué qui n'évoque la force de la souveraineté de l'Etat tunisien et l'impératif de la préserver contre vents et marées. En l'évoquant, le président entre en transe, il s'emporte, son ton s'empreint de solennel et de fermeté, son regard lance des éclairs de détermination. Les gens applaudissent obnubilés par ces belles paroles et cette fière posture. Qui ne voudrait pas que son pays ne soit soumis à aucune force extérieure ? Qui s'opposerait à l'indépendance de la décision nationale ? Il est naturel que tout Tunisien qui porte son pays dans son cœur veuille qu'il soit souverain et indépendant. Il est naturel, de ce fait, que le discours présidentiel fasse mouche. Cependant, entre les paroles et la réalité il existe un fossé abyssal.
Des centaines de Tunisiens ont été humiliés en quittant l'Algérie, aujourd'hui. Les autorités algériennes ont interdit tout bonnement qu'ils quittent le territoire avec des marchandises locales. Les témoignages sont nombreux et vraiment humiliants. La « Grande sœur » a pris la décision, semble-t-il, de punir la « Petite sœur » pour ce qui a été perçu comme une inconstance. La dignité de citoyens tunisiens a été bafouée, mais jusque-là c'est silence radio du côté des autorités tunisiennes. La punition algérienne vient au lendemain de la crise diplomatique entre l'Algérie et la France dans le sillage de l'affaire de la militante Amira Bouraoui. C'est que la dame, franco-algérienne, a traversé les frontières pour venir se réfugier en Tunisie et par là prendre l'avion pour la France. Elle est sous le coup d'un jugement d'emprisonnement en Algérie pour son activisme politique. Arrêtée en Tunisie, elle risquait l'expulsion. C'est au bout d'une soirée d'âpres négociations, qu'on apprenait que la dame a finalement quitté la Tunisie pour la France. Les Algériens sont furax. Ils rappellent leur ambassadeur à Paris. Ils montent au créneau criant au complot. Mais, ils ne fustigent que les Français. Aucun mot sur la Tunisie. On ne joue pas dans la cour des grands, on ne pèse rien. La sanction viendra via d'autres canaux.
Dans les médias français, on affirme que c'est le président de la République en personne qui a autorisé l'exfiltration de Bouraoui. Grand embarras chez les kaisistes. Ils affirment que c'est le ministre des Affaires étrangères, Othman Jerandi qui a mené l'affaire et que le président n'était pas au courant (voyons voir !). Le ministre est rapidement limogé. On lui cherchait noise depuis un moment, mais il semble qu'il ait été le dindon de la farce, sacrifié pour des décisions prises par son chef, dans le but de contenter la partie algérienne. Est-ce par souci de souveraineté que la tête de l'Etat a autorisé l'exfiltration de la dame ou pour défendre des principes ? On n'a fait que céder aux pressions françaises, parce que la France ça pèse. Rappelez-vous de Slimane Bouhafs, le militant algérien expulsé vers son pays alors qu'il avait le statut de réfugié. Dans cette affaire, la Tunisie ne s'était pas gênée. Le monsieur ne détenait pas le passeport rouge bordeaux.
En Italie, la souveraineté tunisienne se manifeste sous son plus beau jour. Des migrants tunisiens sont humiliés, traités indignement, casés comme des animaux dans des cages, drogués… Un reportage de la cinquième chaîne italienne a fait éclater le scandale. Des organisations humanitaires italiennes ont envoyé des correspondances aux autorités tunisiennes pour intervenir. Un jeune député tunisien a exposé les faits. Les médias tunisiens ont évoqué le sujet. Y a-t-il eu une réaction ? Aucune, mais vraiment aucune. La Tunisie n'a même pas d'ambassadeur en Italie depuis des mois et plusieurs consulats sont sans consul pour vous dire. Un Etat souverain ne doit-il pas protéger ses ressortissants où qu'ils soient ? Peut-on compter sur un Etat qui ne fait pas respecter la dignité de ses citoyens, pour préserver la souveraineté nationale ?
Le nouvel ambassadeur des Etats-Unis a pris ses quartiers à Tunis. Le président de la République l'a accueilli à Carthage et accepté ses lettres de créance. Pourtant, si on s'en tenait aux paroles souverainistes du président, on aurait pensé une autre issue à cette nomination. Les déclarations de Joey R. Hood, lors de son audition fin juillet 2022 devant la commission des Affaires étrangères, avaient soulevé un tollé. Le diplomate assurait qu'il utiliserait tous les moyens d'influence américaine pour intervenir dans la vie politique tunisienne, tout en évoquant l'accord avec le FMI. Par ailleurs, il avait annoncé qu'il soutiendrait de nouveaux efforts pour normaliser les relations diplomatiques et économiques avec Israël. Grosse polémique et campagnes d'appels au boycott. Les partis politiques et la société civile dénoncent, les kaisistes montent sur leurs grands chevaux et disent que le président fera le nécessaire. Quelques jours plus tard, Saïed convoque son ministre des Affaires étrangères et exprime sa colère. « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain », avait-il insisté. « Le pays est souverain et sa souveraineté revient au peuple », avait-il souligné. Quelques mois plus tard, M. R. Hood s'adressait à nous en dialecte tunisien depuis sa résidence tunisienne.
Pendant ce temps, des sources diplomatiques, révèlent que le ministre des Affaires étrangères russe, Sergei Lavrov a dû annuler une visite prévue en Tunisie début février. Une précédente visite avait été annulée aussi. Pas besoin de commenter cette information, lorsqu'on connait, notamment, le besoin urgent des autorités tunisiennes de conclure un accord avec le Fonds monétaire international et en l'occurrence de ne pas froisser les partenaires occidentaux. On pourrait par ailleurs gloser à l'infini sur la contradiction entre les sorties lyriques sur la souveraineté et le fait que la Tunisie fasse la manche et se soumet aux dictats quitte à récolter quelques miettes. On pourrait s'interroger à propos de cette question de souveraineté, alors que le président signe, coup sur coup, des accords de prêts pour « l'appui en urgence à la sécurité alimentaire en Tunisie » (comprenez pour que la Tunisie ne crève pas de faim) auprès d'institutions financières internationales.
« La souveraineté nationale est au-dessus de toute considération. Nous n'acceptons pas l'ingérences dans les affaires intérieures des Etats, de même que nous n'acceptons pas l'ingérence dans nos affaires intérieures. Nous n'acceptons pas qu'on nous entraine dans la politique des axes, parce que la souveraineté du peuple à l'intérieur est la source de l'autorité ; et la souveraineté de l'Etat au niveau international est le résultat de la volonté libre et indépendante du peuple ». Voilà ce que disait, hier, le président de la République à son nouveau ministre des Affaires étrangères. De belles paroles n'est-ce pas ? Mais cela ne suffit pas de parler de souveraineté jusqu'à en faire un slogan vidé de tout sens. La souveraineté est censée s'exercer au quotidien et dans tous les domaines. Au contraire, les agissements sur le terrain de nos gouvernants ne laissent pas entrevoir un attachement au principe de souveraineté.