*Crédit photo : Emna Chihaoui L'avocate et militante Bochra Belhaj Hmida est dans le viseur du régime. Refusant de se laisser faire, elle a quitté le pays déclenchant une grande vague de solidarité et d'émotion.
J'étais encore à mes toutes premières années de journalisme, autour de l'an 2000, lorsque j'ai rencontré pour la première fois Bochra Belhaj Hmida au siège de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) dont elle était la présidente. J'avais alors une enquête sur l'égalité de l'héritage (déjà !) pour "Réalités" et je me souviendrai toujours de sa réponse cinglante, sourire aux lèvres : « on ne peut pas légiférer en Tunisie à l'aube du XXIe siècle avec des textes archaïques datant de quatorze siècles ». La phrase-clé et l'argument massue pour ne plus jamais remettre en question les droits des femmes et leur égalité avec l'homme. Un féministe est né. Vingtenaire encore, mais déjà radical sur le sujet. Ce qu'a fait Bochra Belhaj Hmida à la Tunisie et aux femmes tunisiennes est incommensurable. Elle est de la trempe et de la génération de Maya Jeribi, Noura Borsali (paix à leurs âmes) et Saïda Garrach. Elle est l'héritière de Tahar Haddad, Habib Bourguiba et Béji Caïd Essebsi. Elle a beaucoup donné sans jamais rien recevoir. Et quand elle s'est rendue compte, en 2019, qu'elle ne peut plus donner grand-chose, elle s'est retirée en silence. Sauf que nul n'est prophète en son pays et ce pays n'aime pas ses enfants bienfaiteurs. L'Histoire est là pour nous le rappeler. Sous d'autres cieux, moins ingrats, on lui aurait érigé une statue pour rappeler à toutes les générations de femmes (et d'hommes) que leurs droits n'ont pu être acquis que grâce à elle.
Les faits. Trois affaires de complot contre l'Etat ont ébranlé la scène politique nationale ces derniers mois. Les trois se ressemblent et les trois semblent montées de toutes pièces par le régime. À ce jour, la justice est en peine de présenter une seule preuve tangible étayant ees graves accusations sanctionnées, théoriquement, par la peine capitale. Les trois épinglent un bon nombre de personnalités politiques et médiatiques connues pour leur opposition au régime et leur discours hostile à ses figures. La première affaire a été montée en mars 2022 et a touché exclusivement des députés élus en 2019. Ces derniers se sont réunis pour une plénière à distance, ce qui a déclenché l'ire du président de la République. C'est lui, en personne, qui a dit que les députés allaient être poursuivis pour complot contre la sûreté de l'Etat. Pourtant, tout le monde témoigne que les députés se sont juste réunis pour pencher sur le putsch du chef de l'Etat qui s'est accaparé les pleins pouvoirs et violé la constitution. Dans la deuxième affaire, déclenchée en novembre dernier, on trouve Fadhel Abdelkéfi, Maya Ksouri, Hakim Ben Hammouda, Saoussen Maâlej, Nadia Akacha, Malek Baccari, Mofdi MSeddi, Chahrazed Akacha, etc. En tout, 25 personnalités toutes jouissant d'une excellente réputation auprès de l'opinion publique, sauf qu'elles sont toutes exécrées par le régime qui les accuse, ni plus ni moins, de comploter contre l'Etat. Dans cette affaire, on ignore jusqu'aux faits reprochés à ces personnalités. La troisième affaire touche également un bon nombre de personnalités politiques et médiatiques dont Bochra Belhaj Hmida, Khayam Turki, Chaïma Issa, Issam Chebbi, Kamel Letaïef, Karim Guellaty, Ghazi Chaouachi, Jawhar Ben Mbarek, Lazhar Akremi, Ridha Belhaj, Noureddine Boutar, Abdelhamid Jlassi, etc. En tout, une bonne quinzaine de personnalités qui, comme dans la première liste, jouissent d'une excellente réputation dans le pays. Cette affaire est celle qui défraie la chronique puisque la justice n'a présenté aucune preuve tangible de ce qu'elle reproche aux suspects et parce que les faits reprochés sont des plus risibles. Il s'agit juste de réunions politiques autour de l'alternative politique à avoir face au régime putschiste. Contrairement aux deux premières affaires, il y a eu plusieurs arrestations dans la troisième.
Avocate de formation, elle est la cofondatrice de l'ATFD en 1989, puis sa présidente entre 1995 et 2001. Poste durant lequel elle a eu à défendre bénévolement des centaines de femmes violées, battues et humiliées. Après une parenthèse malheureuse à Ettakatol, elle a rejoint en 2012 le parti Nidaa de Béji Caïd Essebsi avec qui elle a été élue en 2014 au parlement. Elle a réussi à convaincre le président de la République d'attaquer plusieurs dossiers et c'est, entre autres, grâce à elle, que les interrogatoires de police et du parquet ne peuvent se faire sans la présence d'un avocat. Elle a été nommée présidente de la Commission des libertés individuelles et de l'égalité chargée d'établir un rapport concernant les réformes législatives relatives aux libertés individuelles et l'égalité conformément aux normes internationales des droits humains. Proposition phare et qui lui tient énormément à cœur : la réforme de la loi sur l'héritage pour établir l'égalité parfaite entre hommes et femmes. Un sujet qui suscita une grosse polémique dans la société et qui, finalement, n'a pas abouti. Bien qu'elle soit la bête noire des islamistes, elle a toujours privilégié le dialogue à la confrontation et la diplomatie à la guerre. Quand des internautes hostiles viennent l'injurier sur Facebook, elle ne passe pas son chemin, elle vient les voir un à un pour les pousser dans leurs derniers retranchements. Après le décès de Béji Caïd Essebsi en 2019 et sentant qu'elle ne peut plus donner de valeur ajoutée, elle fait valoir ses droits à la retraite, y compris du barreau. Elle se retire donc de la vie publique, mais pas pour longtemps. Elle se voit obligée de revenir sur le devant de la scène après le limogeage injuste de 57 magistrats pour faire partie de la commission civile de défense de l'indépendance de la justice en juin 2022. C'est là qu'elle manifeste ouvertement son opposition au régime putschiste. Janvier 2023, elle appelle le président de la République à limoger sa ministre de la Justice. Il n'est pas exclu que cette déclaration à Shems FM soit derrière l'inclusion de son nom dans la liste des comploteurs contre l'Etat. Maintes fois décorée, en Tunisie à l'étranger, Bochra Belhaj Hmida est une véritable icône du militantisme féministe et des libertés en Tunisie. Refusant de se faire humilier et arrêter comme les autres personnalités politiques, Bochra Belhaj Hmida a choisi la voie de l'exil et ceci est une honte pour le pays. Militante et défenseure des Droits depuis des décennies, elle ne mérite pas ce sort, elle ne mérite pas d'être injustement mêlée à une affaire montée de toutes pièces. En tentant de salir cette icône, le régime de Kaïs Saïed agit exactement comme ses prédécesseurs islamistes. Il ne fait que se salir et, sans aucun doute, finira exactement comme eux.