17 décembre 2011, Mohamed Bouazizi s'immole par le feu après un différend avec une agent de la police municipale. 10 avril 2023, Nizar Aissaoui s'immole par le feu après un différend avec des agents d'un poste de police. Douze ans après, et une flopée de régimes politiques, l'Etat ne respecte toujours pas la dignité de ses citoyens.
Le lundi 10 avril 2023 pourrait être une date historique. Trois événements, sans lien apparent, ont caractérisé cette journée où l'Etat a manifesté clairement son grand mépris des citoyens. Le parlement décide d'interdire aux médias privés de couvrir la plénière programmée pour mardi 11 avril 2023. Seuls les médias de propagande publics sont autorisés à entrer dans l'hémicycle. Par sa décision, le parlement viole le droit des citoyens de s'informer et le droit des journalistes d'offrir aux citoyens une information indépendante. Le même jour, le soir, au cours d'un match de basket-ball à la salle d'El Gorjani, la police pénètre la salle de sports et interrompt la rencontre. Elle s'en prend violemment au public (très loin d'être indiscipliné) et l'agresse physiquement à coups de matraques et de gaz lacrymogènes. Une violence totalement gratuite au vu des vidéos qui ont rapidement fait le tour des réseaux sociaux et suscité la colère du public et des ONG. « Rien n'a changé », s'est étranglé Bassem Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme face aux images choquantes. La journée n'est pas finie, l'information la plus pénible vient de Haffouz, gouvernorat de Kairouan, à quelques dizaines de kilomètres de Sidi Bouzid. Le footballeur Nizar Aissaoui (35 ans) a décidé de s'immoler à son tour par le feu, suite à un différend avec un ou des agents du poste de police de la localité. Les raisons ? Il est allé à ce poste pour se plaindre des prix d'un vendeur qui propose les bananes au double du prix fixé par l'Etat. Plutôt que de donner suite à sa plainte, la police l'a accusé de faits terroristes avant de le laisser partir ! Douze ans plus tôt, à Sidi Bouzid, à quelques dizaines de kilomètres de Haffouz, Mohamed Bouazizi s'est également immolé par le feu à la suite d'un différend avec la police municipale.
Après la révolution, les Tunisiens ont décidé que leur pays allait vivre une pleine démocratie où la dignité du citoyen est au centre. Une dignité inscrite dans le marbre de la constitution de 2014, mais jamais respectée dans les faits par les gouvernants. Un des premiers signes de respect des gouvernants aux citoyens se caractérise par ses relations avec les médias, miroirs et porte-paroles du public. C'est comme ça qu'ils sont, en tout cas, considérés partout dans le monde et c'est pour cela qu'on leur accole le titre de quatrième pouvoir. Le premier régime de la troïka s'est cependant caractérisé par sa grande hostilité aux médias indépendants qu'il qualifiait de « médias de la honte ». Des centaines de militants islamistes sont envoyés sur les réseaux sociaux pour menacer et injurier les journalistes qui critiquent le régime. Le président de l'époque, Moncef Marzouki, répondait par un extraordinaire mépris aux médias qui lui sont opposés allant jusqu'à publier un livre noir épinglant ceux qui, d'après lui, collaboraient avec le régime qui le précédait. La politique de la troïka n'était par orientée vers le citoyen et encore moins pour préserver sa dignité. Pour les islamistes, les opposants étaient des adversaires de l'islam et sont, de ce fait, des mécréants. Leurs dirigeants promettaient, au sein même de l'assemblée, de couper les têtes des adversaires politiques. Leur ministre de l'Intérieur, Ali Larayedh, répondait aux manifestants par les gaz lacrymogènes et les matraques et n'hésitait pas à faire appel à des milices pour appuyer la répression policière des manifestations de l'opposition. En revanche, quand il s'agissait de manifestations islamistes, il offrait carrément un appui logistique, comme on l'a vu lors de l'attaque de l'ambassade américaine en 2012. Son fait d'armes le plus célèbre est d'avoir usé de la chevrotine pour attaquer les manifestants de Siliana. Face à l'impunité du ministre, qui fut innocenté par la suite par la justice militaire et blanchi par l'Instance de justice transitionnelle, les habitants de Siliana ont décidé de migrer vers l'Algérie pour y demander la nationalité, n'en pouvant plus du mépris de l'Etat. Quant à Moncef Marzouki, il était systématiquement clivant. Pour lui, et à ce jour, il y a les Tunisiens qui ont grâce à ses yeux, le peuple des citoyens comme il les appelle et les autres qu'il qualifie de corrompus et de azlem (caciques de l'ancien régime). Si tu ne soutiens pas son projet, tu es systématiquement classé dans la seconde catégorie.
Après les élections de 2014 et la victoire de Béji Caïd Essebsi, il y a eu un semblant d'accalmie dans les violences de l'Etat. Les quelques violences policières enregistrées étaient systématiquement qualifiées de faits isolés. Sauf que voilà, très peu de violences ont été sanctionnées par la justice. On se remémore encore de l'affaire de Omar Laabidi, jeune supporter du Club africain, pourchassé par la police. En fuyant, le jeune s'est noyé dans un fleuve face aux policiers qui se moquaient de lui en lui disant « apprends à nager ». L'affaire est, à ce jour, devant la justice et tous ceux qui essaient de la remettre à l'ordre du jour sont intimidés de différentes manières par la police. Quant aux relations avec les médias, elles étaient en dents de scie. Quoiqu'on en dise, cette période était la moins mauvaise de la Tunisie postrévolutionnaire. Toujours est-il que rien n'a été fait pour hisser le Tunisien au rang de citoyen respecté par l'Etat, son administration, sa justice et sa police.
Et puis vint Kaïs Saïed, élu au suffrage universel en 2019 et qui s'est accaparé les pleins pouvoirs en 2021. De tous les dirigeants au pouvoir après 2011, il est celui qui a opposé le plus de mépris aux citoyens et aux médias, notamment après son putsch. L'actuel président a jeté la Constitution votée par les représentants du peuple pour la remplacer par une autre qu'il a rédigée tout seul. Il a gelé l'assemblée avant de la dissoudre. Il a également dissous les conseils municipaux. En dépit de la grande abstention à son référendum et à ses élections législatives, Kaïs Saïed a continué à régner en maître absolu, ignorant totalement les critiques des médias (qualifiés de traitres et corrompus par ses partisans) et les revendications réelles du peuple. Kaïs Saïed a fait ressusciter le régime policier. Depuis son élection, il s'est déplacé à plusieurs reprises au ministère de l'Intérieur pour offrir toute sa bénédiction à la police. Une police qu'il utilise à tout bout de champ, y compris pour suivre les responsables d'infractions commerciales. Si le nombre de répressions policières se compte sur les doigts de la main sous son règne, il n'en demeure pas moins que Kaïs Saïed n'a jamais critiqué, même indirectement, les violations du bâtiment gris de l'avenue Habib Bourguiba. La polémique provoquée par les deux affaires du 10 avril 2023 n'a suscité aucune réaction de la présidence, murée dans le silence. Douze ans après, les Tunisiens continuent de se faire humilier par leur Etat, douze ans après, les dirigeants continuent à les mépriser en refusant de retenir les leçons du passé et de l'Histoire. Finalement, Kaïs Saïed a beau crier sur tous les toits qu'il a une toute nouvelle approche de gouvernance (unique dans le monde, disent ses aficionados), il ne fait que répéter les mêmes erreurs et user de la même politique. Il est donc tout à fait naturel qu'il obtienne les mêmes résultats.