Un nouveau terme est entré depuis quelques jours dans le vocabulaire présidentiel tunisien, celui de cartels, pour signifier grosso modo, mafias. Qui dit mafia, dit Cosa Nostra, Ndrangheta, Yakuzas, Triades… Qui dit cartel, dit Medellin, Cali, Sinaloa, Juárez. Plusieurs, par ignorance, parlent de cartels pour signifier mafias et inversement. Il y a pourtant une différence entre les deux. Un cartel est une organisation dont l'objectif est la prise de contrôle d'un trafic de marchandises afin d'avoir la mainmise sur son prix. Un cartel peut être criminel comme dans le trafic de drogues, comme il peut être légal comme dans le commerce du pétrole (Opep), des diamants (DeBeers) ou des armes. La mafia, quant à elle, est une organisation criminelle par excellence qui fonctionne sur un modèle économique parallèle et souterrain. Une mafia touche à toutes les formes de trafics (drogue, armes, prostitution, racket, trafic d'œuvres d'art, trafic d'organes…) et, contrairement aux cartels, elle préfère bien souvent avoir recours à l'intimidation, au chantage ou à la corruption pour obtenir ce qu'elle souhaite plutôt que d'utiliser la force.
Les mots ont un sens et il est utile, parfois, de coller aux sens des mots avant de les utiliser à tort et à travers, comme le fait notre cher président de la République. Qui connait la Tunisie, même un tout petit peu, sait que la Tunisie n'a ni cartels, ni mafias, comparables (même de loin) à celles citées plus haut. Qui possède un minimum de bagage culturel, juste un minimum, et a vu « Le Parrain » ou « Narcos », sait que la Tunisie n'a aucun héritier de Don Corleone, Pablito (Escobar) ou El Chapo. Kaïs Saïed ne connait rien de tout ce monde-là. Ses références à lui ramènent à l'épopée moyenâgeuse arabo-islamique et, au mieux, à Laurel et Hardy. Il entend vaguement parler de cartels et de mafias et, par souci d'exagération et de diabolisation, il use de ces termes afin de convaincre les aussi ignares que lui que la Tunisie est gangrénée. « Quand le mensonge prend l'ascenseur, la vérité prend l'escalier, elle met plus de temps mais elle finit toujours par arriver ». Le président de la République a beau convaincre ses partisans, aujourd'hui, qu'il y a des cartels et des mafias qui affament le pauvre peuple tunisien, il va arriver un jour où ces partisans vont découvrir la réalité/vérité. La crise que nous vivons actuellement en Tunisie n'est pas l'œuvre de mafias ou de cartels, elle est la conséquence naturelle, et inévitable, de la bêtise, de l'ignorance et de la paresse d'une partie des Tunisiens et d'une partie de leurs dirigeants.
Dans ses multiples discours, le président répète à l'envi qu'il ne retournera plus jamais en arrière et qu'il tournera la page de la dernière décennie. Prenons-le au mot, puisque les mots ont un sens. Hier, dimanche, le gouvernement a augmenté les prix du tabac d'approximativement 10%. Il l'a fait vers minuit un week-end. N'est-ce pas là la même politique observée durant le passé ? Ailleurs, dans le monde développé, on annonce les augmentations des mois à l'avance. En Tunisie, on a toujours méprisé le peuple et on l'a toujours surpris par les augmentations tarifaires des produits monopolisés (carburant, tabac, etc.) le week-end, tard la nuit et, de préférence, l'été quand les gens sont en vacances. Kaïs Saïed a beau parler de mafias et de cartels, il est l'unique et le seul responsable des augmentations de prix. Pour la quatrième semaine consécutive, les Tunisiens ont du mal à trouver du pain. Cette denrée essentielle dans notre culture culinaire a connu une rareté et une inflation sans pareils ces derniers temps. Quand on ne trouve pas de pain chez son boulanger habituel, on va le chercher là où il se trouve. Et c'est totalement stupéfait que je découvre qu'une baguette au pain complet est proposée à cinq dinars dans la chaîne du boulanger français Eric Kayser. C'est facile à vérifier pour ceux qui sont tentés de me démentir. Kaïs Saïed a beau parler de mafias et de cartels, il est l'unique et le seul responsable de ce problème du pain. C'est l'Etat qui a le monopole de l'importation du blé, c'est l'Etat qui distribue la farine, c'est l'Etat qui donne les autorisations d'ouverture des boulangeries classées (la plus grande porte de la corruption), c'est l'Etat qui fixe les prix de vente des denrées premières et Kaïs Saïed est le chef de cet Etat. Pour information, d'après l'UGTT, huit navires remplis de blé et de farine sont en rade depuis des semaines en attente d'être payés pour pouvoir décharger leurs marchandises. L'Etat n'aurait pas de quoi les payer. Kaïs Saïed a beau accuser les cartels et les mafias, la vérité est qu'il est l'unique responsable de la pénurie de pain, de l'augmentation des prix tard la nuit un week-end estival et de la perturbation des circuits commerciaux.
Loin du pain, Kaïs Saïed a nommé le 1er août un nouveau chef du gouvernement, Ahmed Hachani. Depuis, on attend encore de l'entendre. Les mafias et les cartels l'auraient-ils empêché d'organiser une conférence de presse pour parler de son programme et annoncer son gouvernement ? Le bonhomme n'a même pas organisé un conseil des ministres depuis qu'il est là ! Pas un seul !! Les mafias et les cartels tunisiens dont parle le président seraient-ils, aussi, derrière cette réunion des plus basiques pour un nouveau chef du gouvernement ? Kaïs Saïed a beau accuser les mafias et les cartels, il a beau convaincre les gogos avec son discours conspirationniste, cela ne peut s'inscrire dans la durée. Même s'il n'y a qu'une partie infime des Tunisiens qui savent ce que mafias et cartels veulent dire, les autres finiront par le savoir sur le tard. « Vous pouvez tromper tout le monde un certain temps ; vous pouvez même tromper quelques personnes tout le temps ; mais vous ne pouvez tromper tout le monde tout le temps » (Apocryphe d'Abraham Lincoln).