La Tunisie a été secoué samedi par un malheureux incident qui a coûté la vie à trois personnes et trois autres ont été blessées. Une partie des remparts de la vieille ville de Kairouan, site inscrit sur la liste du patrimoine culturel mondial, s'est effondrée et a enseveli les ouvriers qui travaillaient, depuis un mois, sur le chantier de restauration de la muraille. Le désastre a ébranlé l'opinion publique qui n'a pas manqué de dénoncer des suspicions de négligence et de corruption. Les remparts font, en effet, l'objet d'interventions de réhabilitation tous les deux ans en moyenne. Un habitant de la ville affirme que des équipes aux moyens rudimentaires opèrent des réparations précaires et superficielles par endroit pour éviter l'écroulement des remparts. Les matériaux utilisés – du ciment blanc et des blocs de briques – sont loin de correspondre à ceux qui ont servi initialement à la construction de cette muraille vieille de douze siècles. C'est sous le règne du calife abbasside Al Mansour que les premiers remparts ont été érigés en briques cuites et en pisé, un procédé qui consiste à bâtir des murs en terre crue. Ils ont ensuite fait l'objet d'une reconstruction vers l'an 1054. Ils s'étendaient alors sur près de neuf kilomètres. Plus tard, après l'invasion de la ville par les Banu Hilal, l'étendue des remparts a été largement réduite. Les remparts tels que nous les connaissons aujourd'hui font 3,5 kilomètres de long et entre quatre et huit mètres en hauteur. Ils ont été construits sous la dynastie husseinite.
Avec ces 36 monuments, le site de la vieille ville de Kairouan qui s'étend sur 68 hectares environ a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial en 1988. Il bénéficie, selon l'Unesco, « d'un classement spécifique au titre de monuments historiques et (…) est protégé par la Loi 35-1994 relative à la protection du patrimoine archéologique, historique et des arts traditionnels, par le Décret du 18 octobre 1921 relatif à la protection des souks et des quartiers pittoresques de la ville de Kairouan et par le plan d'aménagement urbain de la ville. Pour assurer la sauvegarde et la bonne gestion de l'ensemble historique de Kairouan, l'Institut national du Patrimoine l'a dotée d'une unité de gestion ». Cette unité de gestion n'a pas pu, au vu des événements tragiques de samedi, éviter la catastrophe. Pourtant, les autorités locales ont bien été alertées à plusieurs reprises par un citoyen préoccupé par la nature des travaux effectués. Une enquête a été ouverte sur ordre de la ministre des Affaires culturelles pour comprendre ce qu'il s'est réellement passé sur ce chantier. Dans une déclaration aux médias, Hayet Guettat Germazi, a pointé du doigt « une erreur » et a imputé l'incident, en partie, à « des facteurs climatiques, les précipitations et l'humidité », notamment. Les causes demeurent méconnues et ne seront communiquées qu'à l'achèvement de l'enquête, selon la ministre. Les circonstances floues et de nombreuses rumeurs au sujet de l'entreprise en charge des travaux de réhabilitation ont soulevé plusieurs interrogations sur la gestion de ce site historique emblématique porteur d'une symbolique de valeur universelle et les moyens déployés par l'Etat pour veiller à sa conservation. Pour en savoir davantage, nous avons tenté de joindre l'Institut national du patrimoine, en vain. Nous nous sommes donc référés au rapport de « la mission de conseil conjointe à la Médina de Sousse (Tunisie) Mission étendue à la Kairouan Médina de Tunis », réalisé par le Centre du Patrimoine mondial, le Conseil international des monuments (Icomos), et le Centre international d'études pour la conservation et la restauration des biens culturels (Iccrom), en janvier 2023, du moins pour avoir une plus ample idée sur l'état de conservation de ces biens. Le fait que la vieille ville de Kairouan soit inscrite sur la Liste du patrimoine mondial implique, notons-le, des missions d'inspection effectuées par les organismes précités.
Le rapport indique, au sujet des remparts de la ville de Kairouan, qu'« en mars 2021, le tronçon sud-est des remparts entourant la Médina a subi un affaissement de la partie haute (qui serait lié à l'impact de secousses sismiques sur des restaurations rigidifiées par l'utilisation du béton dans les années 60) qui a nécessité une intervention de restauration réalisée par l'INP avec un financement du Sultanat d'Oman. Les travaux sont presque achevés, plus de 300,000 briques ont été remplacées et les enduits repris avec un résultat satisfaisant. Un rapport détaillant les travaux effectués aurait été envoyé à l'INP-Tunis, mais le Centre du patrimoine mondial n'a pas reçu d'information à ce sujet ». Il précise, également, que « le gestionnaire de site a souligné qu'une Convention entre une briqueterie et l'INP était signée, mais que l'établissement d'une briqueterie par l'INP permettrait de réduire de deux-tiers les coûts de matériel pour un résultat meilleur ». Dans ses observations, l'équipe mentionne que « Kairouan a été impacté par la dissolution des conseils municipaux dès 2011, et la réforme des associations de sauvegarde qui depuis cette date n'ont plus le droit d'intervenir sur les monuments historiques (L'ASM de Kairouan, dont le budget a été suspendu, a dû interrompre ses activités dans la Médina). Durant cette période, de nombreuses destructions et infractions ont eu lieu avec un fort impact sur l'état de conservation et l'intégrité du tissu urbain. Il semble qu'aujourd'hui le processus de transformation du tissu urbain continue, dans un contexte où la Municipalité n'exerce peu ou pas de contrôle pour donner suite aux notifications d'infractions communiquées par l'INP (87 infractions sont dénombrées depuis 2011), à travers un processus long qui passe par le gouverneur de la région de Kairouan, mécanisme ralenti davantage par des incohérences existantes entre les différents règlements. De plus, le bien, considéré comme zone défavorisée qui ne correspond pas aux exigences de la vie contemporaine se paupérise. Des lieux de cultes dans la Médina ou dans la zone des Bassins sont squattés par des familles défavorisées et se dégradent. Une fois récupérés, ils sont laissés sans maintenance en raison du manque de ressources ». Le rapport présente aussi un ensemble de recommandations que la Tunisie a été invitée à appliquer pour la bonne préservation du site et de ces différents monuments. Ces recommandations incluent, entre autres, « l'élaboration d'un plan de gestion et d'un PSMV, le contrôle des infractions et la question des immeubles menaçant ruine, le renforcement des capacités humaines et financières, afin de mitiger les risques d'altération de l'état de conservation du bien ».
Si l'on se tient à ce rapport, aucun plan de gestion de site n'a été mis en place. Pourtant, en décembre 2020, le Centre régional arabe du patrimoine mondial (ARC-WH) a annoncé, dans un communiqué, un partenariat entre l'ARC-WH, le World Monuments Fund et l'Institut national du patrimoine, pour la préparation d'un plan de gestion du site du patrimoine mondial de Kairouan. Nous noterons, également, que comme le site de la vieille ville de Kairouan fait partie du patrimoine mondial, la Tunisie peut bénéficier d'un financement du Fonds du patrimoine mondial de l'Unesco. Etabli en 1977 en vertu de l'Article 15 de la Convention du patrimoine mondial, ce fonds qui s'élevait à 5,9 millions de dollars pour l'exercice biennal 2022-2023, plus 0,4 million de dollars pour l'assistance d'urgence telle que définie dans l'article 21.2 de la Convention du patrimoine mondial, peut être sollicité par les Etats parties de la Convention du patrimoine mondial. Ce fonds sert à appuyer les Organisations consultatives, le Rapport périodique, le suivi réactif, les activités en lien avec les sites inscrits sur la Liste du patrimoine mondial en péril, ou encore l'assistance internationale, selon le site dudit fonds. Cette assistance consiste, selon la même source, en une aide financière accordée aux Etats parties à la Convention du patrimoine mondial, afin de les aider à protéger les sites du patrimoine culturel ou naturel inscrits sur la Liste du patrimoine mondial ou la Liste du patrimoine mondial en péril. Elle n'est, toutefois, accordée qu'aux Etats parties qui se sont acquittés de leurs dus auprès du fonds, c'est-à-dire les contributions obligatoires qu'ils se doivent de verser chaque année, soit l'équivalent de 1% de leurs contributions au budget ordinaire de l'Unesco. En attendant les conclusions de l'enquête du ministère des Affaires culturelles, nous ne pouvons que dénoncer le sort de notre patrimoine qui se précipite vers l'effondrement dans un pays en chaos.