Nous n'avons pas arrêté d'écrire sur la situation des médecins ces dernières années. La précarité de leur situation a été tant de fois dénoncée, qu'il ne reste plus rien à dire aujourd'hui. D'autant plus, face à la nouvelle proposition de loi, soumise à l'ARP, qui veut les contraindre à ne pas quitter le territoire national sans autorisation du ministère de la Santé. Encore une fois, les autorités préfèrent cacher leur échec en faisant de leurs élites un bouc-émissaire, comme si le seul moyen de les garder dans le pays serait de les retenir de force.
L'opinion publique a certes la mémoire courte. Certains faits ne devraient, pourtant, jamais être oubliés. Rappelez-vous, en 2020, il n'y a même pas quatre ans, le pays s'était réveillé sur l'horrible nouvelle du décès d'un résident dans l'hôpital de Jendouba après une chute d'ascenseur de dix mètres. Badreddine Aloui est décédé sur les lieux de son travail en tant que résident en chirurgie. Il avait 26 ans et était médecin. Paix à son âme. Jamais nous n'avons eu aussi honte. Et pourtant, cette honte nous continuerons à l'éprouver au fil des années. Depuis des années, les médecins tunisiens ont été le maillon fort de la chaîne militante du pays. Ils ont consacré des années à dénoncer les manquements, les défaillances, les trous, le matériel défectueux, les ordures qui s'amoncellent, les process défaillants, les ascenseurs qui ne ferment pas, le manque de lits, de personnel, de médicaments etc. de leurs hôpitaux. De nos hôpitaux dans lesquels ils sont acculés à nous soigner chaque jour, dans des conditions déplorables et inhumaines. Parfois même au péril de leurs vies.
Rappelez-vous de la campagne, dénonce-ton hôpital qui avait émergé sur la toile après le décès des onze nouveau-nés au centre de néonatologie de Tunis en mars 2019, il y a très exactement cinq ans. Les médecins avaient exprimé leur indignation en recourant aux réseaux sociaux pour partager les images les plus parlantes de la situation catastrophique des établissements hospitaliers publics. Dans leurs statuts, les médecins avaient décrit des hôpitaux infestés de rats, des tuyaux de canalisation qui éclatent en plein bloc, des hôpitaux régionaux qui n'ont plus de budget, un germe multi-résistant retrouvé chez plusieurs patients opérés, un générateur de secours en panne, des médecins qui font de la ventilation manuelle à cause d'une panne d'électricité, des chats qui circulent à l'intérieur de l'hôpital et mangent le placenta des patientes...
Rappelez-vous, en mars 2019, treize bébés étaient décédés au centre de maternité et de néonatologie de l'hôpital La Rabta à Tunis. Une infection nosocomiale était derrière leur mort.
Rappelez-vous aussi, en juin 2019, sept décès de nouveau-nés ont été constatés à l'hôpital régional Mohamed Tlatli à Nabeul. Une enquête avait été ouverte et les causes du décès demeurent encore inconnues aujourd'hui.
Rappelez-vous en 2019, un projet de loi sur les droits des patients et la responsabilité médicale avait été déposé sur les bureaux des parlementaires. Ce projet de loi aurait dû être voté durant le mandat 2014-2019 mais a fini par être renvoyé en commission, ensuite en plénière et de nouveau en commission en 2021. Nous sommes en 2024 et ce projet de loi est revenu sur la table de la commission de la santé pour être de nouveau discuté avant d'être soumis au vote en plénière. A l'heure actuelle, cette loi n'a toujours pas été votée. En attendant, corps soignant et patients ne disposent toujours pas d'une loi spécifique les protégeant.
Rappelez-vous des nombreuses, trop nombreuses, agressions de médecins qui ont été enregistrées ces dernières années. A La Rabta, à Tataouine, à Yasminet (Ben Arous), etc. Un fléau qu'il aurait fallu endiguer d'urgence mais contre lequel, une fois encore, rien de concret n'a été fait. En plus des conditions de travail insalubres, les médecins continuent à soigner en l'absence du minimum des règles de sécurité.
Les hôpitaux tunisiens en avaient faits des victimes. D'abord les patients, victimes de conditions d'admission et de traitement à la limite de l'humain, ensuite ce sont les médecins qui succombent, d'une manière ou d'une autre. Les médecins n'avaient pas arrêté de dénoncer. Ils s'étaient écorchés les poumons à force de rappeler qu'ils ont droit à des conditions de travail dignes. Les autorités étaient restées muettes face à leurs revendications. Les scandales se sont succédés ces dernières années et ont provoqué, à chaque fois, un séisme. Mais le séisme a été court et de petite ampleur en comparaison avec la gravité des faits.
Aujourd'hui, les médecins n'ont plus rien à dénoncer. Plusieurs d'entre eux, de plus en plus nombreux, préfèrent jeter l'éponge et partir. Comment leur reprocher aujourd'hui rechercher de meilleurs cieux ? Comment les traiter d'ingrats aujourd'hui parce qu'ils ont choisi la dignité et la sécurité ? Ils n'ont pas arrêté de hurler et personne n'a été en mesure d'entendre leur cri de détresse…