Le régime de Kaïs Saïed n'aime pas rendre de comptes et continue à agir comme si la Tunisie était une ferme personnelle. Le chef de l'Etat limoge des ministres et de hauts responsables sans donner de raisons et en nomme d'autres sans justifier pourquoi, ni même accompagner ses nominations de biographies. La culture de l'omerta atteint maintenant le système judiciaire avec l'interdiction de traiter médiatiquement l'affaire la plus chaude, celle dite de complot contre l'Etat et ce malgré l'achèvement de l'instruction. La décision est on ne peut plus claire. La chambre d'accusation près la cour d'appel de Tunis a décidé jeudi 2 mai 2024 de maintenir l'interdiction de traitement médiatique de l'affaire de complot contre l'Etat. Dans cette affaire, il y a quarante prévenus dont plusieurs hommes politiques de haut rang, des lobbyistes de renommée, de grands journalistes ou des avocats parmi les ténors du barreau tunisien. L'affaire intéresse au plus haut point l'opinion publique pour plusieurs raisons, la première d'entre elles est qu'elle a l'air d'avoir été montée de toutes pièces par le régime. L'absence totale de faits concrets alimente grandement la suspicion qu'il s'agit d'une affaire politique, de bout en bout, fomentée pour mettre à plat l'opposition. Cela n'a rien d'exceptionnel, le scénario est des plus vieux et il a été observé, et s'observe encore, partout dans le monde. La différence est que le scénario tunisien est mal ficelé et renferme un tas de vices de procédures et d'aberrations. Les témoins principaux se présentent sous forme de pseudonymes et les accusations manquent de consistance. À écouter les avocats et à lire les actes d'accusation et le rapport de fin de l'instruction qui circulent sous le manteau (ou plutôt sur les réseaux sociaux et les forums de chat), le summum de l'aberration, dans ce dossier, est ce syndicaliste décédé en 2020 qui complote contre l'Etat en 2022 ou encore ces suspects qui complotent au Luxembourg, alors qu'ils n'y ont jamais mis les pieds. Mais chuuut, il est interdit d'en parler et ce depuis juin 2023, quatre mois après le début de l'instruction. Interdiction confirmée hier, après la clôture de l'instruction, par la chambre d'accusation.
À défaut de parler de l'instruction et ses aberrations, les Tunisiens parlent de l'interdiction et de son ridicule. Sur les réseaux sociaux, on pointe du doigt le traitement médiatique de l'affaire par la chaîne « France 24 » basée à Paris et on s'en donne à cœur joie pour se moquer du régime. « Comment le régime va-t-il réagir quand une affaire tuniso-tunisienne est traitée sur une chaîne française et viole allègrement l'interdiction ? », lit-on sur Facebook et X (anciennement Twitter). « L'interdiction de traitement de l'affaire. On met en prison qui on veut et comme on veut et vous vous taisez, sinon votre sort sera la prison », commente l'universitaire Raja Ben Slama, limogée en février 2023 de son poste de directrice de la Bibliothèque nationale tunisienne à cause d'un post Facebook soutenant les prisonniers politiques. « Si vous n'aviez pas honte de votre dossier, vous en auriez parlé et vous ne serez pas dérangé qu'on en parle. Mais celui qui a quelque chose à se reprocher, il interdit », réagit la célèbre avocate Dalila Msaddek, qui défend plusieurs prisonniers politiques dont son frère Jawhar Ben Mbarek.
C'est un fait, il n'y a pas que le contenu du dossier et l'interdiction qui sont ridicules, il y a également le comportement du régime. À ce jour, plus de quatorze mois après le début de l'instruction et à l'exception de la question de l'interdiction, le parquet n'a rien communiqué sur l'affaire, malgré la polémique qui n'a jamais désenflé. Il n'a rien dit sur les actes d'accusation et n'a répondu à aucune des attaques incessantes de l'opposition et des avocats. Le paradoxe est que l'interdiction ne frappe qu'une partie de l'opinion, celle de l'opposition. Le président de la République a évoqué le sujet plus d'une fois dans ses monologues face à ses ministres. Ses aficionados sur les réseaux sociaux et dans les plateaux médiatiques sont systématiquement présents pour répondre, avec moult détails, aux adversaires du régime quand ils parlent de l'affaire. C'est d'ailleurs l'un de ces aficionados du régime qui a été, le premier, à communiquer sur la décision de la chambre d'accusation, jeudi 2 mai, bien avant les avocats de la défense. En clair, ce qui est interdit aux avocats et aux médias est permis pour le président de la République et ses partisans.
Cette omerta du régime n'est pas nouvelle et n'a pas commencé avec l'affaire de complot. Loin s'en faut. C'est une seconde nature chez Kaïs Saïed et c'est devenu, au long des années, une politique d'Etat. Contrairement à tous les chefs d'Etat de pays démocratiques, le président tunisien ne dit pas ce qu'il fait, ne fait pas ce qu'il dit et méconnait totalement ce qu'est la communication. Il n'a toujours pas trouvé de successeur à sa directrice de communication limogée en octobre 2020. Depuis, les communiqués de la présidence ressemblent à des publications Facebook ou, au mieux, à un blog avec des phrases à l'emporte-pièce, des accusations légères, des impressions et des approximations, des formules creuses, identiques et récurrentes et une quasi-absence d'informations utiles. À l'opposé de ce qu'on lit à l'étranger, dans les pays démocratiques, où chaque virgule compte, où aucun mot n'est placé par hasard et où chaque phrase contient une information utile. Outre la langue de bois, le président de la République ne communique jamais son agenda à l'avance, contrairement à ses pairs, et ne diffuse jamais un compte-rendu détaillé des échanges que ce soit avec ses homologues ou ses subordonnés. Mais là où il y a vraiment un couac, c'est concernant les nominations et les limogeages. La présidence se suffit, le plus souvent, à des communiqués secs pour annoncer le limogeage de tel ministre ou haut responsable et la nomination d'un autre. À ce jour, Business News a décompté quelque 75 limogeages, mais il n'y a jamais eu d'explication à l'un d'eux. Certains des hauts responsables limogés ont été nommés par le président lui-même, il y a quelques mois seulement. Cette culture de l'omerta du régime Kaïs Saïed est maintenant devenue une politique d'Etat puisqu'elle s'est élargie au pouvoir judiciaire et touche plusieurs départements ministériels. Le chef de l'Etat a beau crier sur tous les toits qu'il répond à la volonté du peuple et qu'il n'est pas dictateur, le fait est que son comportement démontre l'inverse.