À cinq mois de la date théorique de l'élection présidentielle, le pouvoir tunisien procède à l'arrestation de deux journalistes et d'une avocate-chroniqueuse, parmi les plus consensuels du paysage médiatique tunisien. En semant la terreur dans le milieu politico-médiatique, Kaïs Saïed espère aller aux élections dans le calme. La prison, direct, c'est tout ce que sait faire le régime de Kaïs Saïed à l'encontre de ses adversaires politiques. Il ne reconnait ni la présomption d'innocence, ni la libération sous caution. Dernières victimes en date de la folie répressive caractérisant le régime putschiste et totalitaire, les deux journalistes Borhen Bssais et Mourad Zeghidi et l'avocate-chroniqueuse Sonia Dahmani. Les trois ont deux émissions politiques, parmi les plus suivies du pays. La première sur IFM et la seconde sur Carthage+. Ils sont loin, très loin, d'être connus pour leur virulence. Borhen Bssais, animateur des deux émissions a été le premier à inviter à son plateau, en permanence, un chroniqueur proche du régime qui justifie, tous les matins, sa politique avec les termes les plus laudateurs. Dans ses analyses, Sonia Dahmani a toujours été droite dans ses bottes et n'a jamais cessé de défendre les valeurs universelles des libertés et de démocratie, sans pour autant adopter un discours offensif à l'encontre du pouvoir. Mourad Zeghidi, fils, petit-fils et neveu de grands militants de la gauche tunisienne, a toujours tenu le bâton par le milieu, cherchant systématiquement le consensus et à comprendre l'autre. Ses analyses sont toujours à charge et à décharge et évite, autant que possible, la confrontation. Comment se fait-il donc que trois figures médiatiques, si consensuelles, aient été arrêtées samedi dernier ? Après le choc des premiers instants, le milieu politico-médiatique s'attendait à une libération lundi, jour de leur comparution devant le parquet pour les journalistes et devant le juge d'instruction pour l'avocate-chroniqueuse. Au lieu de quoi, c'est une prorogation de 48 heures de la détention et un mandat de dépôt qui ont été décidés. Si les médias publics ont brillé par leur silence, pour les uns, et par la justification insensée et surréaliste pour quelques autres (à l'instar du quotidien francophone La Presse), les médias privés ont majoritairement crié au scandale et ont placé le sujet de la répression à la une. Idem pour plusieurs médias étrangers, notamment français. Plusieurs pays, à l'instar de la France et du Maroc, ont manifesté leur inquiétude, tout comme l'Union européenne. Idem du côté des organisations d'avocats françaises et panarabes.
Cette quasi-unanimité pour dénoncer le tournant répressif du régime Kaïs Saïed n'a pas fait flancher ce dernier. Au contraire.
Mercredi 15 mai, les deux journalistes ont été traduits devant le parquet (hiérarchiquement dépendant du pouvoir exécutif) et ont fait l'objet d'un mandat de dépôt. Leur procès devant une chambre correctionnelle a été fixé au 22 mai. Que leur reproche-t-on ? À l'heure de l'écriture de ces lignes, personne ne le sait. Durant leur unique interrogatoire, samedi dernier devant la brigade criminelle, on leur a parlé d'analyses politiques à la radio et de posts Facebook publiés en 2018 et 2019. Rien de récent qui justifie leur arrestation spectaculaire un week-end en nocturne et rien de grave qui justifie une détention, ne serait-ce que de quelques heures. D'ailleurs, s'ils avaient fait quoi que ce soit de grave, ils n'auraient pas été traduits devant une chambre correctionnelle. Ce même mercredi 15 mai, Sonia Dahmani a été traduite devant le juge d'instruction qui a renvoyé son audition à lundi prochain. Elle reste sous le coup d'un mandat de dépôt émis contre elle dans l'affaire de son commentaire sarcastique selon lequel la Tunisie ne serait pas un pays où il fait bon vivre. Pas de quoi fouetter un chat théoriquement. Les pays étrangers peuvent continuer à manifester leur inquiétude, les médias peuvent continuer à crier au scandale, les réseaux sociaux peuvent continuer leur effervescence, le régime de Kaïs Saïed n'en fait qu'à sa tête. La question est maintenant de savoir si c'est le chef de l'Etat qui est derrière tout cela ou si c'est sa machine qui s'emballe toute seule dans un objectif déterminé.
Un élément de réponse vient du bâtonner Hatem Mziou, lors d'une conférence de presse tenue mardi 14 mai, qui a appelé le président de la République à intervenir, tout en lui rappelant ses discours en faveur de la liberté d'expression. Cela sous-entend que Kaïs Saïed ne serait pas au courant de ce qui se passe dans le pays. Que le bâtonnier ait dit cela sincèrement ou dans un objectif politique pour offrir au président de la République une porte de sortie afin de décrisper une situation des plus tendues, le sous-entendu est intenable politiquement et ne colle pas du tout au personnage de Kaïs Saïed. Ce dernier a toujours clamé haut et fort que ses subordonnés (gouvernement et administration) sont là pour exécuter la politique que lui-même définit. Partant, il est inimaginable de voir le parquet ordonner des arrestations spectaculaires un samedi soir, de personnages publics de premier plan, sans l'aval de la ministre. Cette dernière n'est pas réputée agir sans concertation avec le chef de l'Etat qu'elle rencontre très régulièrement parfois plus d'une fois par semaine. Leur dernière entrevue date de vendredi dernier. Certains, notamment parmi les partisans du régime, vont à dire qu'il y a des parties occultes, au sein de l'appareil de l'Etat, qui travaillent à envenimer la situation afin de fragiliser le président de la République et ternir son image. Idée farfelue, car le président de la République aurait pu agir dès samedi soir pour faire libérer les prévenus, comme il est intervenu en octobre dernier suite à la convocation judiciaire d'universitaires. En tout état de cause, et contrairement à ce qu'insinue Me Mziou et ce que prétendent certains de ses partisans, le président de la République était soit informé, soit à l'origine des arrestations. Rien ne peut se faire sans son consentement, comme dans tout régime totalitaire qui se respecte.
L'autre question est de connaitre les raisons de cette montée de tension provoquée par le pouvoir et à qui cela profite-t-il. À cinq mois des élections, théoriquement du moins, Kaïs Saïed verse comme il l'a toujours fait dans le populisme. Faute de bilan positif à faire valoir, il entend restaurer l'image d'un Etat fort et puissant et ceci plait à beaucoup de Tunisiens. Peu importe que cet Etat remplisse les prisons et ne serve pas les citoyens, peu importe que ces arrestations ne vont pas générer 0,0001% de croissance ou réduire un chouia l'inflation, ces arrestations ont pour « mérite » de réjouir un large pan du public, content de voir une certaine élite insolente malmenée. Par ailleurs, en frappant trois personnalités consensuelles, Kaïs Saïed envoie un avertissement à tous les journalistes et chroniqueurs réputés pour leur audace et franc-parler : « votre tour viendra, personne ne m'intimide, pas même les plus consensuels et encore moins les pays étrangers ». Par cet avertissement, le futur candidat à la présidentielle espère obtenir une accalmie durant la campagne électorale avec moins de virulence et de radicalité. C'est évident, les arrestations ne servent pas l'image de la Tunisie et son président à l'international et auprès d'une certaine élite du pays. Mais, paradoxalement, elles servent grandement le président de la République et, par conséquent, son régime et ses serviteurs.