Samedi 11 mai. Il est presque 20 heures quand des policiers encagoulés ont fait irruption dans la Maison de l'avocat. Panique à bord, des avocats, des militants et des journalistes sont agressés et Sonia Dahmani arrêtée. Du jamais vu. Toujours dans la soirée de samedi Borhen Bssaies et Mourad Zeghidi sont arrêtés. L'escalade de l'oppression semble aller crescendo sous les applaudissements des soutiens du régime. Soirée chaotique à la Maison de l'avocat, lieu témoin de tous les combats pour les libertés et contre la dictature. Lieu resté jusque-là inviolable, symbole d'une profession qui a résisté et inquiété le pouvoir. Le régime du 25-Juillet a décidé de franchir les lignes rouges que même Ben Ali, au plus fort de sa tyrannie, n'avait pas franchi. Sous Ben Ali, on se contentait d'encercler l'endroit et on n'osait le prendre d'assaut. Les gens se faisaient bien évidemment interpeller à la sortie… Mais, il y avait des limites tacites et une certaine compréhension des risques et des répercussions politiques. Sous Kaïs Saïed, il parait évident que les nouvelles approches dans la gestion des affaires publiques ne prennent en compte aucune conséquence et ne respectent aucune ligne rouge.
L'avocate et chroniqueuse, Sonia Dahmani se trouvait à la Maison de l'avocat, entourée de ses collègues, de journalistes et d'activistes. Elle s'y trouvait à la suite de sa convocation express conformément au décret 54 liberticide après une déclaration médiatique. Sur Carthage+, Sonia Dahmani a réagi aux théories de grand remplacement et de changement de la composition démographique de la Tunisie par des migrants subsahariens qui seraient là pour s'établir selon un plan ourdi par des forces étrangères, aidées par la société civile tunisienne. Face à ces propos, l'avocate avait affirmé qu'il n'y avait pas de complot, que ces gens voulaient juste traverser vers l'Europe et qu'il ne faisait pas bon vivre en Tunisie actuellement. Il n'en fallait pas moins pour qu'une cabale haineuse soit lancée contre la dame sur les réseaux sociaux, suivie par la fameuse convocation.
A la Maison de l'avocat, l'ambiance était à l'effervescence. Des centaines de personnes s'y étaient rassemblées depuis vendredi pour exprimer leur soutien et dénoncer les atteintes contre la liberté d'expression. Les avocats de Sonia Dahmani avaient déposé une demande pour retarder l'examen du dossier. Demande refusée et mandat d'amener émis à son encontre, elle s'était donc réfugiée à la Maison de l'avocat pour se concerter avec ses collègues sur la marche à suivre. Un geste qui a été perçu par le régime comme un défi, surtout que cela a tourné au rassemblement contestataire. Un coup de poker. Dès vendredi, les observateurs de la scène se divisaient en deux groupes. Ceux qui disaient qu'il était impossible que le pouvoir s'introduise dans la Maison de l'avocat et que cela serait une erreur stratégique. Et il y a ceux qui voyaient venir la chose du fait de l'amateurisme impulsif qu'on lui connait. Samedi, la descente musclée est lancée. Le régime, coincé, est tombé tête la première dans un piège.
Branle-bas chez les avocats, la confrontation est bel et bien engagée. C'est la section de Tunis de l'Ordre des avocats, la plus importante en nombre, qui a riposté la première. Une conférence de presse est tenue en urgence après la prise d'assaut par la police des locaux. Le ton monte. On annonce l'entame d'une grève générale régionale au niveau du Grand Tunis et l'arrêt des activités dans tous les tribunaux du Grand Tunis à partir du lundi 13 mai 2024. « Pour la première fois de l'histoire du métier d'avocat, on a enregistré des agressions ciblant les locaux de l'ordre et on y a forcé l'accès dans le cadre d'un acte sans précédent… L'ordre des avocats était un refuge pour les journalistes… De même, les locaux du syndicat des journalistes étaient un refuge pour tout le monde… Aujourd'hui, on ne respecte plus la symbolique d'aucun siège… Aujourd'hui, on ose transgresser le siège de l'ordre des avocats. Demain, on osera la chose pour tout type de locaux... Nous considérons que cette agression cible tous les avocats… », a déclaré le président de la section Laroussi Zguir. La Ligue tunisienne pour la défense des Droits de l'Homme a aussi haussé le ton, dénonçant un retour de l'Etat policier et de la tyrannie. Un appel est lancé à une coordination élargie entre toutes les forces vives du pays pour faire face à la répression. Pas d'autres moyens que de resserrer les rangs, auquel cas l'anéantissement sera assuré pour tous.
Dans la foulée de l'assaut contre la Maison de l'avocat et de l'interpellation de Sonia Dahmani, les propagandistes proches du pouvoir ont diffusé l'information de l'arrestation des journalistes Borhen Bssaies et Mourad Zeghidi. Ils seront interrogés toute la nuit puis placés en détention au petit matin. Tous deux sont des collègues de Sonia Dahmani dans l'émission avec un Nejib Dziri fervent défenseur du 25-Juillet qui, lui, n'a pas été inquiété. L'avocat Nizar Ayed a indiqué que Borhen Bssais et Mourad Zeghidi comparaîtront, lundi, devant le procureur de la République près le Tribunal de première instance, qui décidera soit de classer l'affaire, soit de les traduire devant le conseil correctionnel ou d'ouvrir une instruction judiciaire. Nizar Ayed a assuré que Borhen Bssais et Mourad Zeghidi ont été interrogés à propos de déclarations médiatiques et de statuts sur les réseaux sociaux, dont certains datent de 2020 et qui porteraient atteinte au président de la République.
La décision de prendre d'assaut la Maison de l'avocat ne peut être que charnière. Charnière du fait que cela annonce une nouvelle phase dans le bras de fer qu'a engagé le pouvoir avec ses opposants ou toute voix critique. Politiquement, il s'agit sans aucun doute d'un tournant qui entraînera des répercussions sur l'ensemble de la scène. Vers quelle direction ? Les jours à venir seront décisifs.