Il a tout fait pour être respecté et être considéré comme président indépendant d'une instance indépendante, Farouk Bouasker n'arrête pas de subir les désaveux, les mises en doute et les critiques de toutes parts, à commencer par ses propres pairs magistrats. Le respect ne se donne pas, il se mérite. Cette règle universelle semble être méconnue par Farouk Bouasker, président de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Magistrat de deuxième grade, M. Bouasker a été nommé à la tête de l'Isie en mai 2022 après y avoir gravi plusieurs échelons. Entré en 2011 comme simple membre de l'instance régionale de l'Isie à Sousse, il est devenu formateur principal en 2014, puis président de l'instance régionale de Sousse en 2017, puis membre élu du conseil de l'Isie en août 2017, vice-président en février 2019, poste qu'il a occupé jusqu'à sa nomination à la présidence de l'instance électorale par le président de la République, Kaïs Saïed. Ce brillant parcours, en parallèle d'un parcours non moins brillant dans différents tribunaux entre Sousse et Kasserine, aurait dû faire de Farouk Bouasker quelqu'un au-dessus de tout soupçon. Le président idoine d'une instance électorale dont la qualité première doit être surtout et avant tout l'indépendance, être au-dessus de la mêlée et à équidistance de tous les candidats. Sauf que voilà, la présidence de Farouk Bouasker s'avère être la pire de toutes celles de ses prédécesseurs depuis 2011. À l'origine, il y a un problème de forme quant à la légitimité. Alors que tous les présidents qui se sont succédés à l'Isie étaient élus, Farouk Bouasker a été parachuté président par la simple volonté du président de la République qui s'est accaparé les pleins pouvoirs en 2021. Et c'est ce même président qui est aujourd'hui candidat à sa propre réélection. Comment prendre ses distances avec celui qui vous a nommé et, plus encore, qui a été un jour votre enseignant à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis ?
Le simple fait de relever ce genre de questions est synonyme de mise en doute de la neutralité et de l'indépendance de Farouk Bouasker et ceci lui est insupportable. Plutôt que de travailler pour dissiper les doutes et prouver à tout le monde qu'il est réellement indépendant et neutre, Farouk Bouasker a fait l'exact contraire de ce qu'aurait fait n'importe quel président à sa place. Il a multiplié les plaintes judiciaires contre ses critiques. Les premiers à subir ses affres sont ses propres collègues de l'Isie, Sami Ben Slama et Zaki Rahmouni. Le premier a eu droit à plusieurs plaintes de la part de M. Bouasker qui lui ont valu, au total, 24 mois de prison et des amendes en première instance. Le second a eu droit à seize mois de prison en première instance. Farouk Bouasker a également déposé des plaintes contre des politiciennes et des politiciens qui leur ont valu, également, des peines privatives de liberté à l'instar de Abir Moussi et de Jaouhar Ben Mbarek. Les médias critiques ou désobligeants ont également eu droit à des plaintes et des avertissements. Business News a eu droit à son lot avec une plainte (qui a abouti à un non-lieu en notre faveur grâce à nos avocats Fethi El Mouldi et Lobna Yaakoubi) et un avertissement. À l'origine de toutes ces plaintes, la mise en doute de la neutralité du processus électoral ou l'indépendance de l'Isie. Contrairement à ses prédécesseurs et à la majorité de ses homologues à l'étranger, M. Bouasker ne supporte aucune critique visiblement. Sous d'autres cieux, le parquet aurait classé dès le départ toutes ces affaires puisqu'elles sont d'ordre politique. Sous la Tunisie autocratique de Kaïs Saïed, le parquet ne classe rien et ces « non-affaires » peuvent même aboutir à des condamnations à de la prison ferme. Cette stratégie de déposer des plaintes à la pelle n'a pas abouti aux résultats escomptés. Les critiques ont perduré. Mieux, elles se sont multipliées. Farouk Bouasker a pu faire taire quelques voix, il a pu intimider quelques médias, mais il n'a pas réussi à faire taire toutes les voix et tous les médias. C'était mission impossible. Même les néophytes en politique savent que ce genre de tactique ne marche pas. On ne peut pas faire taire les critiques avec les procédures judiciaires et les avertissements, car il y a toujours d'autres qui vont parler et crier la vérité de toutes leurs voix. C'était déjà le cas au dernier siècle, ça l'est encore davantage au XXIe siècle avec la multiplicité des réseaux sociaux, des comptes anonymes et des robots numériques. Le meilleur moyen de faire taire les critiques est d'accomplir son travail correctement de telle sorte à ce qu'il soit au-dessus de tout reproche. Sauf que M. Bouasker a échoué dans cet exercice. Au référendum de 2022, le taux de participation a été de 30,5%. Il y a eu plusieurs critiques et il a réussi à les étouffer avec ses intimidations. Au-delà des critiques, le taux est terriblement bas et ceci suffit pour dire que l'instance n'a pas réussi son travail. Aux législatives de 2022-2023, le taux de participation a baissé à 11%. Ici aussi, il y a eu des voix pour dire que le taux est gonflé, mais elles ont été rapidement étouffées, par peur des conséquences judiciaires. Peu importe les doutes, le taux reflète, à lui seul, l'échec. Bis repetita aux élections régionales de 2023-2024 avec le même très faible taux et les mêmes intimidations.
Avec la présidentielle 2024, il y a un enjeu majeur car il s'agit de reconduire ou de remplacer Kaïs Saïed, le bienfaiteur de Farouk Bouasker. Quelle pourrait être l'attitude de ce dernier ? Sera-t-il ce président indépendant à équidistance de tous les candidats, comme son poste l'exige ou sera-t-il partial ? Comme lors des élections précédentes, M. Bouasker tient à vendre l'image de quelqu'un de confiance, crédible, intègre, neutre et indépendant. Sauf que voilà, la confiance ne se donne pas, elle se mérite. Les Tunisiens aimeraient bien la lui donner, car il y va de l'intérêt de tout le pays. Sur les 17 dossiers de candidatures à la présidentielle, l'Isie n'a retenu que trois dont celui du président sortant. Aussitôt, plusieurs autres candidats ont crié au scandale affirmant, avec force, que leurs dossiers sont parfaits et ne devaient pas être rejetés. Ils ont saisi le tribunal administratif. En première instance, les juges ont rejeté certains des motifs retenus par l'Isie, notamment celui de l'exigence du bulletin numéro 3 que le ministère de l'Intérieur a refusé de délivrer à plusieurs candidats. Après délibérations, les trois magistrats du tribunal administratif ont décidé de donner finalement raison à l'Isie et ont validé les rejets. Immédiatement, Farouk Bouasker a fanfaronné dans un communiqué soulignant que son travail a été correct. Mais ce n'est pas l'avis des candidats concernés qui ont interjeté appel. Lequel ne sera pas examiné par trois juges administratifs, mais par 27 magistrats de troisième grade, le plus élevé, parmi les plus expérimentés du pays. Les 27 magistrats ont réduit à néant la décision de l'Isie (et celle de leurs pairs de première instance) en ce qui concerne les candidatures de Abdellatif El Mekki, Mondher Zenaïdi et Imed Daïmi. Les trois sont remis dans la course présidentielle. En d'autres termes, sur six dossiers complets et répondant aux critères, l'Isie a refusé indûment la moitié.
À ce stade, on peut critiquer l'Isie, voire la moquer pour le désaveu qu'elle a subi, mais il n'y a pas matière pour remettre en doute l'intégrité et la neutralité de ses membres. L'histoire aurait pu s'arrêter là, sauf que Farouk Bouasker a voulu mettre son grain de sel quitte à semer le doute autour de sa neutralité. Il a déclaré que le conseil de son instance allait se réunir pour examiner le bien-fondé des décisions du tribunal et ses argumentaires ! Il y a là carrément un dépassement de ses prérogatives car les décisions en appel du tribunal sont définitives et ne pourront faire l'objet d'aucun recours supplémentaire. C'est la loi qui le dit. La sortie de M. Bouasker a mis le feu aux poudres déclenchant une grosse polémique. Des dizaines d'avocats et plusieurs magistrats (parmi les plus gradés et les plus connus pour leur retenue) ont réagi sur les réseaux sociaux pour rappeler les textes de loi à M. Bouasker. Pour lui rappeler aussi que les décisions du tribunal administratif sont supérieures à celles de l'Isie. D'ailleurs, le premier à contredire M. Bouasker est le propre porte-parole de son instance qui, quelques jours plus tôt, confirmait que les décisions du tribunal administratif sont définitives et ne peuvent faire l'objet d'aucun recours. Oublions le porte-parole, les avocats et le commun des mortels sur les réseaux sociaux. Il n'y a pas mieux que les propres collègues de Farouk Bouasker pour juger son travail. La meilleure reconnaissance d'un travail, c'est celle des pairs. C'est aussi le pire désaveu. Et, sous ce prisme, plusieurs collègues magistrats de M. Bouasker étaient unanimes pour dire qu'il n'a pas à pencher sur les décisions du tribunal administratif et examiner leur bien-fondé et leurs argumentaires. On ne parle pas de jeunes magistrats, mais des magistrats de deuxième et troisième grade, des présidents d'organisations de magistrature, ainsi que d'éminents professeurs de droit et publicistes (cliquer ici pour voir les témoignages de ces éminents experts).
À la lecture des avis de ces experts, il n'y a plus de doute. Farouk Bouasker est dans l'erreur et il refuse de l'admettre. Cherche-t-il à servir le président-candidat qui l'a nommé ? Si c'est le cas, il ne s'y prendrait pas autrement. Aucun des magistrats, ni des médias, n'a osé remettre en doute la neutralité ou l'intégrité de Farouk Bouasker, de crainte d'une plainte immédiate et d'un procès express suivi d'une incarcération. Ils se sont suffi à rappeler les textes de loi et à étaler les faits. Cette prudence légitime n'est cependant pas observée par tout le monde. Les anonymes et les Tunisiens, les politiciens et les journalistes résidant à l'étranger sont à l'abri de ce genre de menaces. Les réseaux sociaux se sont ainsi déchaînés hier sur M. Bouasker l'accusant de partialité et de chercher à servir contre vents et marées le président sortant. Au point que l'Isie a dû suspendre les commentaires sur sa page Facebook. Tout ce qui se passe actuellement est une bonne leçon de démocratie pour les Tunisiens, mais également pour Farouk Bouasker, l'instance électorale et les magistrats qui ont donné suite aux plaintes fallacieuses. On peut faire taire une, deux, dix voix. Mais on ne peut pas faire taire tout le monde. À un moment donné, les gens vont crier basta et c'est ce qui s'est passé hier après la sortie de M. Bouasker.