Dans un contexte où la disponibilité de la batata (pommes de terre) devient le sujet incontournable des débats publics, l'Etat déploie des efforts médiatiques considérables pour rassurer les citoyens sur la disponibilité de ce précieux tubercule. En effet, la « bonne nouvelle » est tombée avant-hier : le port commercial de Sousse a enregistré, il y a deux jours, l'arrivée d'un navire transportant pas moins de 2 758 tonnes de tubercules, en provenance de Turquie, destinées à une société privée tunisienne. Ces quantités devraient être réparties entre plusieurs marchés de gros, notamment à Sousse, Kairouan, Mahdia, El Jem et Tunis. Le prix du kilogramme de pommes de terre a été plafonné par le ministère du Commerce à 1,9 dinar depuis septembre 2024. Le prix de gros a été fixé à 1,6 dinar/kg et celui au niveau des entrepôts à 1,35 dinar/kg, bien éloigné des 3,5 dinars constatés par certains consommateurs. Quelles variétés de batata proviennent de la cargaison sont des détails que le consommateur ne prend plus en considération. Notons tout de même qu'il existe plus de 3 000 variétés de pommes de terre.
Aujourd'hui, c'est de batata qu'il s'agit ; hier, c'était d'huile d'olive qui s'échange à 24 ou même 28 dinars le litre, de semoules, de café, de sucre, de lait, de viandes… Dans un climat de tension, les hauts responsables du pays s'activent sur le terrain. Des visites aux propriétaires de chambres froides et aux marchés de légumes sont organisées pour débusquer ceux qui tenteraient de dissimuler ces produits devenus précieux. Les ministres et gouverneurs, flanqués de leurs équipes de communication, s'engagent sur le terrain devant les caméras dans une véritable chasse aux produits de première nécessité. C'est simplement sidérant. Les reportages médiatiques qui montrent des responsables exhibant fièrement des cageots de pommes de terre, tout en promettant un avenir débarrassé de la corruption et de la spéculation, sont pathétiques. Les visites surprises de préférence nocturnes sont très en vogue en ce moment. Cette propagande primaire, qui prétend contrer les spéculateurs présumés et qui englobe tous les secteurs, des viandes aux matériaux de construction, ne réglera aucun problème ; bien au contraire, la méthode employée soulève de légitimes interrogations sur la compétence de ceux qui la dirigent et sur leurs réelles motivations.
Ne savent-ils pas que fixer des prix plafonds pour les produits et les maintenir artificiellement en dessous du niveau du marché crée une forte demande pour ces produits, tout en décourageant les producteurs de les offrir à ces prix ? La réalité est que, face aux pénuries, les consommateurs se tournent toujours vers le marché noir, où les prix sont plus élevés et les produits plus facilement disponibles. Ce phénomène fausse le fonctionnement normal de l'économie. La pénurie crée le secteur informel, un phénomène dont souffre notre pays. Ce secteur permet de contourner les obstacles administratifs et économiques devenus trop lourds, en offrant des produits qui ne sont pas disponibles par les canaux traditionnels. Néanmoins, les responsables le dénoncent tout en sachant pertinemment que le secteur informel joue un rôle crucial dans la résilience économique, en offrant des opportunités d'emploi ; bien qu'il prive aussi l'Etat de revenus fiscaux considérables, il reste toléré. Notons que ce secteur ne peut pas prospérer sans corruption. Les entrepreneurs informels développent souvent des réseaux qui arrosent les personnes chargées de les contrôler. La politique adoptée pour réguler le marché est inefficace, simpliste ; elle s'apparente plus à de la propagande qu'à une réelle approche économique.
La relation entre l'Etat et le marché est complexe ; elle remet en question des équilibres que les décideurs semblent actuellement négliger. La complexité de devoir à la fois adopter des politiques économiques globales qui favorisent la libre concurrence et, en même temps, la régulation des prix par le marché leur échappe. Accepter que les prix soient ajustés en fonction de l'offre et de la demande n'est pas un choix, mais une réalité incontournable. On peut la trouver révoltante, mais c'est ainsi. Elle permet non seulement de réduire les pénuries, mais aussi d'encourager une production plus constante et de meilleure qualité.
Toutefois, l'Etat doit assumer son rôle de régulateur et de planification. L'intervention étatique est cruciale pour assurer la satisfaction des besoins fondamentaux des citoyens, surtout dans un climat économique où la classe moyenne s'appauvrit et les inégalités se creusent. Accuser un producteur de pommes de terre d'affamer la population simplement parce qu'il écoule ses produits en accord avec les fluctuations du marché, c'est de la pure démagogie.
Plutôt que d'affronter le gouffre qu'est devenue la caisse de compensation, les autorités choisissent souvent de détourner l'attention en diminuant la disponibilité des produits subventionnés tout en désignant les producteurs et les commerçants comme boucs émissaires. La survie absolument nécessaire aux faibles revenus de la caisse de compensation dépend de la mise en place d'un système de soutien plus équitable et non de la limitation de la disponibilité de ces produits. Une caisse qui assure une réelle justice sociale pourrait encourager la durabilité et la compétitivité, évitant ainsi la création d'une dépendance.
Engager un dialogue constructif entre les différents acteurs économiques pourrait permettre d'élaborer des solutions profitables à tous, tout en reconnaissant que la loi du marché, malgré ses imperfections, reste un cadre indispensable pour bâtir un avenir équilibré où l'Etat et le marché coopèrent plutôt que de s'opposer.
Alors que cette chasse à la batata se poursuit, une question demeure en suspens : s'agit-il réellement d'une solution à long terme ou d'un simple mirage, une diversion face aux véritables défis qui minent le pays ? Les citoyens, pris dans cette tourmente, pourraient bientôt se demander si la batata, si convoitée soit-elle, sera vraiment le changement tant espéré.