Notre confrère Mourad Zeghidi a été placé, hier, sous le coup d'un mandat de dépôt dans une sombre affaire de blanchiment d'argent. Borhen Bssais également. Mourad Zeghidi purge actuellement une peine de huit mois de prison pour atteinte à l'ordre public et attribution de faits non réels à un fonctionnaire public. Ni lui, ni ses avocats ne savent quels ont été les « faits non réels » en question ni de quel « fonctionnaire public » on parle. La condamnation en première instance avait été prononcée le 22 mai, donc la date de libération de Mourad Zeghidi était proche. Une délivrance attendue impatiemment par ses filles, sa famille et ses amis. L'annonce de l'émission de ce mandat de dépôt a eu l'effet d'un coup de poing dans l'estomac de toutes les personnes qui connaissent et apprécient notre valeureux confrère, Mourad Zeghidi. Le cas de Mourad Zeghidi pousse à une vraie réflexion sur la justice et sur la place qu'elle occupe dans notre société. Avec les avancées technologiques actuelles, le fait de remplacer les juges par une intelligence artificielle ou plus simplement par un robot qui prononcerait une peine de prison en application de l'article de loi concerné a été envisagé. D'ailleurs, l'expérience a été tentée en Californie pour les délits routiers, par exemple. Au moins, un robot sera forcément indépendant de l'autorité politique et ne risque pas de recevoir des coups de fil qui lui diront quoi faire. Mais ce n'est pas possible.
Un juge n'est pas là pour appliquer aveuglément des peines de prison ou des punitions extraites des articles de loi des différents codes. Sans l'aspect humain, sans l'intelligence du juge, sans le souci constant qu'il doit avoir de se rapprocher, autant que faire se peut, de la justice, sans la conscience propre du juge, il ne saurait y avoir de justice. Le juge est supposé être la conscience de la collectivité et le gardien du temple de la cohésion sociale. A chaque instant de son exercice, le juge doit être conscient qu'il tient entre ses mains le destin d'une personne. Cette personne a une famille, des enfants, des parents. Cet accusé est parfois à la tête d'une entreprise qui emploie d'autres personnes, qui nourrit des familles. Envisagé de cette manière, la seule bonne manière, le poids qui repose sur les épaules des juges en deviendrait presque surhumain. Malheureusement, bien trop rares sont les magistrats conscients de ce poids dans les couloirs des tribunaux en Tunisie. Il en existe encore, heureusement.
Tous les régimes qui se sont succédé à la tête de la Tunisie ont tenté, d'une manière ou d'une autre, de mettre la main sur l'appareil judiciaire pour des raisons évidentes. L'indépendance de la justice est une notion toute relative en Tunisie puisqu'il existe des juges qui envisagent leur métier comme celui de simples fonctionnaires, de simples exécutants qui appliquent les ordres du régime politique en place. Viennent après les propagandistes du régime en question pour parler de l'indépendance de la justice, du temps judiciaire, du fait que les juges traitent des dossiers uniquement et autres justifications ridicules. Le plus tragique dans tout ça c'est que les « justificateurs » d'hier sont les accusés d'aujourd'hui. La roue finira forcément par tourner, c'est dans la nature des choses. C'est pour cela que les juges se doivent d'être au-dessus de ces tergiversations et ne pas être à la solde de qui que ce soit. L'histoire récente de la Tunisie est pleine d'exemples de juges qui ont accepté d'appliquer les directives à un moment donné et qui ont dû rendre des comptes devant leurs confrères plus tard. L'histoire de la Tunisie est remplie de récits d'injustices diverses où des personnes passent des mois, voire des années, en prison sous le coup de mandats de dépôt et de persécutions diverses avant même qu'une condamnation soit prononcée. Tout récemment deux anciens ministres ont bénéficié d'un non-lieu après avoir passé deux ans en détention. Le nombre de personnes sous le coup de mandats de dépôt, alors qu'il serait tout à fait possible de poursuivre l'instruction en les laissant en liberté, ne se compte plus. Cela crée un climat au sein duquel aucun développement, aucun progrès économique ou social ne peut être accompli.
Ces principes sont connus depuis le temps d'Ibn Khaldoun que le président de la République, Kaïs Saïed, cite tellement souvent. Mais entre la théorie et la pratique, la différence est flagrante. Mourad Zeghidi n'est pas homme à se dérober à la justice de son pays. S'il y a bien une personne qui aurait pu claquer la porte et vivre dans un autre pays c'est bien lui, mais il a toujours refusé de le faire. Il se retrouve aujourd'hui accusé de blanchiment d'argent, à quelques semaines de la fin d'une peine, de toute façon injuste. Espérons que Mourad Zeghidi ne sera pas victime de l'injustice, deux fois.