Naoufel Saïed vient de publier sur sa page Facebook en anglais le texte le plus hardi et le plus consistant depuis 2019. Il rompt avec une littérature de seconde main concoctée par de prétendus doctrinaires du « pouvoir d'en bas » et bla-bla-bla. Le texte se fixe pour objectif d'expliquer les raisons pour lesquelles le président Saïed a une « offre » « salutaire » pour la Tunisie. Un texte qui parie sur l'avenir donc. Mais à partir d'une relecture post eventum de la décennie écoulée. L'auteur place sa réflexion dans le cadre gramscien de « la crise organique » c'est-à-dire une crise structurelle qui ébranle l'ordre social, plus précisément les rapports de domination : parce qu'elle a perdu l'hégémonie (le consentement sans violence), la classe dirigeante se replie sur la force brute pour se maintenir. En contrepartie, les classes populaires ne sont pas encore en mesure de prendre le pouvoir. Il aurait pu citer Gramsci dans le texte ; « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres » (encore faut-il les identifier !). Ceci pour dire que l'entrée en matière est un peu confuse, mais elle lui permet de disqualifier les acteurs post-14 janvier, non outillés pour « répondre aux tâches historiques du moment » (non précisées), pour emprunter un vocabulaire quasi-marxiste, proto-gramscien : les élites de l'ancien régime (ayant perdu l'hégémonie) sont dispersées, les autres (mais lesquelles ?) sont absorbées par les présidentielles ; quant à la « gauche » (les guillemets sont de l'auteur) elle est incapable de mobiliser les masses. Ne chicanons pas. Il y a du vrai dans ce diagnostic approximatif. Mais l'essentiel est ailleurs. Consensus ou dissensus L'essentiel est dans cette « impasse » dans laquelle s'est fourvoyé le fameux « tawafuq » (consensus). Entre qui et qui ? Entre les islamistes et lisez bien Nidaa Tounes de 2012 à 2019 ! (enjambant ainsi la troïka, au pouvoir de 2012 à 2014) ! Ce raccourci relève-t-il de la mauvaise foi ou est-ce une lecture des événements qui échappe à notre élémentaire entendement ? Non formulé, le but est clair : discréditer d'un seul tenant une décennie de transition. Certes l'auteur reconnaît que le « pacte d'entente » (entre islamistes et nidaïstes) a permis de « pacifier » le pays mais il n'a pas su, dit-il, transcender les intérêts en présence pour fonder « un nouvel ordre » et il a « neutralisé » tout désir de changement. Il y a là une double méprise qu'il est utile de clarifier. La première sur le consensus. Il en existe divers types dont deux sont applicables au cas d'espèce : le consensus sur les valeurs partagées, laissant la compétition ouverte sur la modalité de leur mise en œuvre (toutes les démocraties fonctionnent ainsi) et le consensus politique sous la forme d'arrangements négociés sur la base utilitaire de coûts-bénéfices. Le paradoxe tunisien est qu'un consensus politique (fondé sur les avantages respectifs) a accouché d'un consensus national sur les valeurs, oui « un nouvel ordre » ! La constitution de 2014 (fruit d'un accord avant le dit « pacte d'entente ») en est l'illustration (qu'on se rappelle l'étreinte entre gauchistes et islamistes le jour du vote final, un certain 26 janvier 2014). Le philosophe américain John Rawls appelle cela l'« Overlapping consensus » (le consensus par recoupement) permettant à des personnes à partir de visions du monde différentes de se mettre d'accord par « recoupement » (croisement), chacun de son côté et pour son propre compte, sur des valeurs qui les transcendent. Ceci n'étant pas en contradiction avec cela, on peut à raison déplorer l'alliance politique entre islamistes et modernistes pour gouverner ensemble (de 2012 à 2021). Et de ce pacte tant décrié aujourd'hui parlons-en ! Qui s'y est opposé à l'époque ? Peu de monde. Je me permets de rappeler avoir rédigé une pétition protestant contre la formation en janvier 2015 par Béji Caïd Essebsi d'un gouvernement islamo-compatible parue dans Le Maghreb, n'ayant recueilli que trois signatures. Ce pacte a été pourtant célébré comme une « exception » tunisienne, valant à la Tunisie un prix Nobel. Aujourd'hui tous crachent dans la soupe. La deuxième méprise est sur le rapport au politique : en déplorant que le consensus ait figé « l'envie de changement » et créé « des espaces de bêtises » (!) (la traduction anglaise rend mieux l'original visiblement écrit en langue arabe : « spaces of nonsense» : espaces de non-sens ou d'incompréhension) entre élites et peuple, l'auteur s'inscrit (à l'instar du président lui-même) dans une vision conflictuelle du politique : la politique est l'espace du dissensus fondé sur la distinction entre amis et ennemis. De Protagoras à Hobbes relu par Carl Schmitt, faire de la politique c'est battre l'adversaire, anéantir l'ennemi. Tout le contraire de la politique comme l'art de chercher l'entente, le dialogue entre semblables, de l'amitié civile (la Politlkon philia) de Platon au « dialogue intersubjectif » entre sujets rationnels selon Habermas. By the way, l'approche conflictuelle défendue y compris par les populistes est en contradiction avec le but ultime recherché par l'auteur : la stabilité du pays ! Comment stabiliser la guerre de tous contre tous ?
Démocratie procédurale, démocratie sociale
L'auteur a raison de critiquer une transition qui a réduit la démocratie à une compétition électorale. Cette approche procédurale dite également minimaliste est développée par Schumpeter. Qu'elle ait abouti à la reconstitution des réseaux clientélistes de l'ancien régime relève de la polémique. C'est le prix de la démocratie représentative et électorale, dirons-nous à ceux qui veulent une démocratie chimiquement pure, une illusion d'apprentis sorciers. La démarche substantielle met l'accent sur les valeurs (les libertés et les droits humains). Mais la citoyenneté n'est pas que « sociale » et « les formes institutionnelles » de la démocratie ne sont pas que des « moyens ». C'est l'impensé de ce texte : la démocratie vaut moins par ses valeurs que par ses réalisations sociales. Certes, tout un chacun convient que la transition a échoué à construire une démocratie prospère et juste. Mais réduire la démocratie à un moyen en vue d'une fin, autre que celle de la liberté des hommes et des femmes de vivre, penser et agir librement c'est la prendre pour un bien fongible, la rendre équivalente à tout autre régime, y compris la tyrannie. Et que dire des libertés de nouveau niées, de l'Etat de droit malmené, des droits humains bafoués, des militants et politiciens injustement emprisonnés ? Pas un mot. L'auteur en a pourtant parlé durant la campagne électorale (dont il a été le directeur), promettant une trêve ou une réconciliation ou quelque chose dans le genre. C'est l'impensé de ce texte qui fait l'impasse sur les libertés et qui se dérobe à la question démocratique, en en faisant une question sociale (comme les islamistes ont essayé durant la décennie d'en faire une question religieuse) : être libre c'est jouir du bien-être. Et celui-ci peut bien être réalisé par celui-là, un régime autoritaire. Ce n'est pas dit de façon aussi abrupte. On le devine. A partir de ce point focal (un bilan de la décennie adossé à des intuitions théoriques), l'auteur pense avoir suffisamment plaidé pour la construction d'un nouveau « récit national » alternatif au récit démocratique concocté par les élites post-14. Rien que nous ne sachions déjà ! C'est vrai que Saïed « a conquis un espace de signification politique intelligible et fiable ». Sauf que la voie est étroite entre la prédation (le défaut rédhibitoire de l'ancien régime) et la démocratie consensuelle, ce « mal célèbre tawafouqat », contre lequel Naoufel Saïed fulmine de manière véhémente. Peu de chance donc qu'on garantisse la stabilité lors même qu'on demeure prisonnier d'une logique mortifère, ce que Hegel appelle le combat à la mort et à la vie (mais sans la reconnaissance de l'égalité entre citoyens qui anesthésie l'effet guerrier), et ce que Hobbes nomme la guerre de tous contre tous (mais sans domestiquer la part obscure du Léviathan par le pacte civil fondé sur la liberté).