Le Centre des Arts de Djerba, inauguré en grande pompe en 2022, est au cœur d'un scandale révélateur des incohérences de l'Etat tunisien. Construit sur un terrain protégé, son déclassement par décret en 2011, son interdiction en 2018 et son officialisation en 2023 illustrent une gestion chaotique et des passe-droits flagrants. Retour sur une affaire où politique, culture et favoritisme se mêlent dans une impunité totale. En 2011, un décret présidentiel signé par Foued Mbazâa déclassait un terrain protégé à Djerba pour permettre à l'artiste Fadhel Jaziri d'y construire un centre culturel, le Centre des Arts Jerba, pour un investissement global de quelque trente millions de dinars, d'après ce qu'indique le site du centre. En 2018, le ministère de l'Agriculture refusait officiellement l'autorisation de bâtir sur cette même parcelle. Pourtant, en 2022, le centre ouvrait ses portes en grande pompe, et en 2023, Fadhel Jaziri était reçu par la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, qui vantait son initiative. Immédiatement, il y a eu une grosse polémique vite étouffée. En 2025, coup de théâtre, la justice met enfin son nez dans le sujet et convoque quelques protagonistes.
Un projet culturel construit en toute illégalité Le Centre des Arts Jerba, inauguré le 10 novembre 2022, se présente comme un espace de création et de diffusion artistique avec un théâtre en plein air de trois mille places tourné vers la mer avec ses espaces couverts de 7000 m2. Le centre est destiné à créer et à donner à voir des spectacles de musique, danse, théâtre, du cinéma, des expositions, à proposer des dégustations culinaires et à organiser et accueillir des rencontres en matière de sciences exactes, humaines et sociales.
Situé entre Guellala et Sedouikech, il est érigé sur un terrain qui fait partie des zones humides classées Ramsar, statut qui interdit strictement toute construction. La convention Ramsar, adoptée en 1971, est un traité international visant à protéger les zones humides du monde entier. La Tunisie, en ratifiant cette convention, s'est engagée à préserver ces écosystèmes uniques. Les zones humides jouent un rôle crucial dans la régulation du climat, la purification de l'eau et la prévention des inondations. Elles abritent également une biodiversité exceptionnelle, incluant des espèces rares et menacées. Le terrain sur lequel est construit le Centre des Arts de Djerba fait partie d'un vaste périmètre de plus de 2000 hectares classé Ramsar. En autorisant la construction sur ce site, l'Etat tunisien a non seulement violé ses engagements internationaux, mais il a également mis en danger un écosystème précieux. Les activités humaines, telles que la construction et l'urbanisation, peuvent perturber ces écosystèmes vulnérables, entraînant la disparition d'espèces et la dégradation des habitats naturels.
Comment contourner l'interdiction Malgré cette interdiction claire, Fadhel Jaziri a obtenu en 2011 un déclassement exceptionnel par un décret signé par son ami, le président par intérim Foued Mbazâa, alors même que ce dernier n'avait aucune justification valable pour contourner la loi. L'absence de signature du Premier ministre Béji Caïd Essebsi et du ministre de l'Agriculture sur le décret paru au journal officiel confirme l'opacité du processus. Pire encore, en 2018, le ministère de l'Agriculture a officiellement rejeté le projet, rappelant que la parcelle en question restait une zone protégée et que sa construction constituait une infraction flagrante, comme l'indique ce courrier que Business News a réussi à obtenir. Mais comme dans tant d'autres affaires en Tunisie, les intérêts personnels et les connexions avec le pouvoir ont primé sur la légalité. Fadhel Jaziri ne s'est pas arrêté à ce refus.
Le décret du 11 août 2011, publié dans le Journal Officiel de la République Tunisienne, stipule que la parcelle concernée change de vocation pour permettre l'implantation d'un projet culturel et touristique. Signé par Foued Mbazâa lui-même, sans l'aval des ministères concernés, ce texte est une aberration juridique flagrante. À l'époque, Fadhel Jaziri savait pertinemment que son centre ne respectait pas la convention internationale Ramsar, qui protège ces zones humides. Pourtant, il a bénéficié d'un silence complice des autorités, qui ont préféré ignorer les règles environnementales au profit de passe-droits politiques. Naturellement, cette violation flagrante d'un site protégé a déclenché tout de suite une grosse polémique dans la région et dans certains milieux culturels. Sauf que la polémique a totalement été occultée par les médias. Seul les sites Débat Tunisie et Nawaat ont osé à l'époque parler du sujet et relever la violation de la convention internationale Ramsar.
Soutien gouvernemental malgré les irrégularités Moins d'un an plus tard, en 2023, la cheffe du gouvernement Najla Bouden reçoit en grande pompe Fadhel Jaziri à la Kasbah, en compagnie de la ministre des Affaires culturelles de l'époque Hayet Ketat Guermazi. Un communiqué de la TAP relate cette rencontre où la cheffe du gouvernement souligne « la nécessité de soutenir la culture dans toutes les régions de la République ». Autrement dit, l'Etat cautionne un projet illégal qu'il avait lui-même rejeté cinq ans plus tôt.
Le ministère des Affaires culturelles, qui n'avait pourtant pas levé le petit doigt pour défendre le projet en 2018, s'implique désormais activement dans sa promotion. Cette incohérence est un aveu de faiblesse face à l'influence des cercles culturels proches du pouvoir. Comment expliquer ce revirement spectaculaire ? La réponse est simple : en Tunisie, la proximité avec les cercles du pouvoir vaut plus que la loi. Le projet de M. Jaziri, refusé en 2018 pour des raisons écologiques et légales évidentes, est soudainement devenu une réussite nationale, célébrée par l'exécutif lui-même sous le régime de Kaïs Saïed. Ce retournement de veste est une démonstration éclatante du double discours de l'Etat.
Une enquête judiciaire qui tarde à produire des résultats Le 25 février 2025, le ministère public près du Tribunal de première instance de Médenine ordonne l'arrestation de plusieurs fonctionnaires locaux impliqués dans l'octroi des autorisations. Un ancien président de la délégation spéciale de Djerba Ajim, trois employés du gouvernorat de Médenine et du CRDA sont placés en détention. Cependant, Fadhel Jaziri, principal bénéficiaire du scandale, n'est pas inquiété. Foued Mbazâa qui a signé le décret violant la convention internationale n'est cité par personne. Pourquoi ? Alors que le pouvoir actuel mène une guerre totale contre les fonds suspects et le blanchiment d'argent, on ignore tout des origines de l'investissement de trente millions de dinars dans le projet. Est-ce pour la rentabilité seulement ? Il faudrait des décennies pour rentabiliser un tel investissement dans un projet culturel en Tunisie. Il ne s'agit donc pas d'un investisseur ordinaire, sauf que l'on a aucun nom sur son identité.
Un Etat dysfonctionnel au service des puissants Ce scandale met en lumière l'absurdité du fonctionnement de l'Etat tunisien. Il décrète en 2011 qu'un terrain protégé peut être utilisé, refuse un projet en 2018, puis célèbre son inauguration en 2023. Ce zigzag administratif démontre l'absence totale de principes dans la gestion du pays. L'affaire du Centre des Arts de Djerba est emblématique d'un système où les lois ne s'appliquent qu'aux citoyens ordinaires, pendant que les proches du pouvoir bénéficient de tous les passe-droits. Ce centre, présenté comme un joyau culturel, est en réalité le symbole du népotisme et de l'incompétence gouvernementale. Le scandale du Centre des Arts de Djerba est emblématique de la faillite morale et intellectuelle des élites tunisiennes également. En soutenant ce projet, elles ont non seulement ignoré les engagements internationaux de la Tunisie en matière de protection de l'environnement, mais elles ont également montré un mépris pour les principes de transparence et de responsabilité. Ce centre, censé être un symbole de créativité et de dynamisme culturel, est devenu un symbole de la corruption et de l'hypocrisie. Aujourd'hui, la seule question qui se pose est la suivante : la justice tunisienne osera-t-elle condamner tous les protagonistes, y compris MM. Jaziri et Mbazâa, ou ce scandale sera-t-il, comme tant d'autres, enterré sous le tapis ?