Dans un communiqué virulent, Kaïs Saïed a fustigé ses opposants et les médias, les accusant de propager le pessimisme et de manipuler l'opinion. Mais derrière ce ton accusateur, ce sont surtout les contradictions d'un président à court de solutions qui éclatent au grand jour. Ce 2 avril 2025, le président Kaïs Saïed a reçu la cheffe du gouvernement Sarra Zaâfrani Zanzri. À première vue, la réunion portait sur l'ordre du jour du Conseil des ministres. Mais le communiqué publié un peu avant minuit s'est vite transformé en une longue charge contre tous ceux qui osent critiquer sa politique : opposition, médias, internautes. Le chef de l'Etat a dénoncé un « discours de crise », fustigé les « serviteurs » d'intérêts étrangers, qualifié ses détracteurs de propagateurs de « chiffres falsifiés », avant d'appeler à les écarter des centres de décision. Le ton est agressif, parfois injurieux, et indigne d'un communiqué officiel d'une présidence de la République. On y lit des insinuations, des amalgames, des accusations sans preuve. On y cherche en vain une idée, une mesure, une orientation politique. Rien. Le président s'exprime comme s'il s'agissait d'un post Facebook mal rédigé, dans un langage digne d'un café de quartier, mais pas d'un chef d'Etat.
Une réponse cinglante de la société civile Face à cette sortie présidentielle aussi violente qu'imprécise, plusieurs voix se sont élevées pour remettre les pendules à l'heure. L'analyste politique Adnane Belhajamor a rappelé une évidence que Kaïs Saïed semble oublier : c'est à celui qui détient le pouvoir d'apporter des solutions, pas à ceux qu'il a marginalisés. Il a pointé du doigt l'aveu d'échec implicite contenu dans les propos du président, lequel admet l'ampleur de la crise sans jamais en assumer la responsabilité. Belhajamor rappelle aussi que les rares compétences que Kaïs Saïed a acceptées dans son entourage ont été réduites au silence, cantonnées à exécuter ses ordres sans marge d'initiative, ni pensée propre. Le président ne s'est entouré que de profils dociles, sans voix discordante, rendant toute innovation ou réforme impossible. « Continuer dans les joutes oratoires, les slogans et les discours creux ne va pas t'aider. Bien au contraire », conclut-il sèchement, pointant l'impasse d'un exercice solitaire et dogmatique du pouvoir.
L'universitaire et écrivaine Raja Ben Slama, quant à elle, a livré une charge aussi intellectuelle que profondément humaine. « Nous ne vous avons pas reproché votre silence, alors pourquoi condamnez-vous nos paroles ? », interroge-t-elle d'entrée, dénonçant l'asymétrie d'un régime qui tolère l'inaction mais criminalise la parole critique. Elle rappelle que ni les arrestations arbitraires de journalistes, ni la confiscation des libertés publiques, ni l'absence d'une Cour constitutionnelle, ni même la concentration des pouvoirs entre les mains d'un seul homme n'ont suscité l'indignation de certains intellectuels. Par contre, critiquer ces dérives, cela, oui, les dérange. Elle accuse une partie des défenseurs du régime de piétiner les principes mêmes de démocratie et de modernité qu'ils enseignent à l'université, en théorie, tout en les reniant en pratique. Elle en appelle à la reconnaissance mutuelle entre positions opposées : « Respectez aussi la fonction de critique et d'opposition », plaide-t-elle, dans une défense vibrante de l'esprit démocratique.
Enfin, l'ancien député et dirigeant du parti Attayar, Hichem Ajbouni, a livré un long texte cinglant, sarcastique et méthodique, déconstruisant les propos du chef de l'Etat point par point. Il commence par demander clairement au président de nommer ceux qu'il accuse : « Qui sont ces misérables ? », « Qui sont ces agents ? », « Quels chiffres sont falsifiés ? », « Qui se sont jetés dans les bras de ceux qui paient le plus ? ». Une série de questions qui expose l'absurdité d'un discours fondé sur le flou et la suspicion. Ajbouni souligne ensuite que tout citoyen tunisien ressent la réalité du pays : la crise économique, la chute du pouvoir d'achat, la dégradation des services publics. Selon lui, le président, malgré des prérogatives étendues, refuse d'assumer ses responsabilités et cherche des boucs émissaires à son échec. Il dénonce un discours tendu qui « bloque l'investissement, coupe l'espoir, pousse les jeunes à émigrer », et appelle le président à cesser d'incarner la division pour redevenir, enfin, le symbole de l'unité nationale. Il réclame la libération des prisonniers d'opinion, le respect de l'indépendance de la justice, et l'instauration de la Cour constitutionnelle, autant de revendications qui sont aujourd'hui ignorées, voire criminalisées.
Des promesses oubliées, un discours vide Ce qui frappe aujourd'hui, c'est l'ampleur du décalage entre les déclarations grandiloquentes du président Kaïs Saïed et la réalité accablante de son exercice du pouvoir. Lorsqu'il est arrivé à Carthage, il assurait disposer de solutions « pour l'humanité tout entière ». Il prétendait pouvoir guérir la Tunisie de toutes ses crises, sans FMI, sans partis, sans syndicats, sans élites économiques ni médiatiques. Il répétait que le peuple était la seule source de légitimité, qu'il suffisait de rétablir sa souveraineté pour que le pays renaisse. Il promettait un projet de société alternatif, pur, moral, et surtout radicalement efficace. Aujourd'hui, le même homme accuse l'opposition de ne pas proposer de solutions. Il interpelle les médias, les détracteurs, les anonymes, en leur demandant des idées, comme s'il n'avait jamais prétendu être lui-même porteur d'un cap clair et innovant. Pire : il fait mine de découvrir l'existence de la crise, tout en rejetant la faute sur ceux qu'il a marginalisés ou fait taire. C'est une volte-face aussi spectaculaire qu'insincère. Le paradoxe est criant : Kaïs Saïed n'a cessé d'écarter, de limoger, voire d'humilier des ministres compétents dès lors qu'ils osaient proposer une ligne alternative. À chaque fois qu'un haut commis de l'Etat a tenté de penser autrement que lui — comme Samir Saïed, ancien ministre de l'Economie et du Plan, ou d'autres technocrates de valeur — il a été poussé vers la sortie. Les postes clés ont été confiés à des profils dociles, choisis non pour leurs idées ou leur expertise, mais pour leur loyauté silencieuse. Dans le même temps, le chef de l'Etat continue de faire semblant de piloter une grande réforme politique. Il parle de souveraineté, de rupture historique, de légitimité révolutionnaire. Mais que reste-t-il réellement de tout cela, sinon une succession de discours incantatoires, vidés de toute portée concrète ? Rien ne bouge, sinon dans les textes. Rien ne s'améliore, sinon dans les slogans. L'homme qui prétendait incarner une alternative s'est enfermé dans le rejet de toute solution pragmatique. Il refuse l'ouverture économique, rejette les partenariats internationaux, stigmatise les investisseurs, rejette les recommandations des institutions financières, et méprise les dynamiques de croissance. Résultat : un président replié sur ses obsessions, dont la parole s'est fossilisée, et dont les promesses ne tiennent plus que dans le souvenir embarrassant d'une utopie ratée.
Les solutions existent, mais il les rejette Contrairement à ce que prétend le président, les solutions à la crise tunisienne existent. Elles sont connues, documentées, discutées depuis des années par les économistes, les acteurs du secteur privé, les anciens ministres et les forces politiques. Elles ont même été portées, à certains moments, par des membres de son propre gouvernement. Mais Kaïs Saïed, mû par une idéologie rigide et méfiante, les rejette systématiquement, comme s'il refusait de regarder la réalité en face. L'un des exemples les plus flagrants est celui de la privatisation partielle ou totale des entreprises publiques. Ces entités, pour la plupart en faillite ou sous perfusion permanente, absorbent chaque année des dizaines de milliards de dinars sans rien produire de rentable. De nombreux experts, mais aussi certains anciens ministres comme Samir Saïed, ont proposé des plans clairs de réforme, incluant ouverture au capital, restructuration ou cession. Mais pour Kaïs Saïed, toute tentative de privatisation est un crime idéologique. Il assimile les investisseurs à des « rapaces », les multinationales à des colonisateurs, et les repreneurs potentiels à des ennemis de la patrie. Résultat : l'investissement est gelé, les entreprises publiques coulent, et l'Etat continue d'injecter de l'argent qu'il n'a pas. Pire encore, le chef de l'Etat a personnellement contribué à rendre le climat des affaires invivable. En faisant arrêter des dizaines d'hommes d'affaires sur la base d'accusations floues ou inexistantes, il a installé un climat d'insécurité juridique totale. Comment un entrepreneur peut-il investir, créer de l'emploi ou engager des fonds dans un pays où l'arrestation arbitraire est un risque réel ? Où la justice est instrumentalisée ? Où la parole présidentielle suffit à jeter l'opprobre sur un secteur entier ? Aujourd'hui, l'investissement est au point mort non pas à cause de la crise internationale, mais parce que le chef de l'Etat a transformé le pays en zone à haut risque. Autre frein majeur : la fiscalité. Les entreprises tunisiennes croulent sous une pression fiscale dissuasive. Taxation lourde, contrôles incessants, absence de clarté réglementaire. Pourtant, jamais le président n'a daigné ouvrir le chantier de la réforme fiscale. Là encore, l'idéologie prend le dessus sur le pragmatisme. À cela s'ajoute un autre tabou présidentiel : celui du train de vie de l'Etat. Kaïs Saïed refuse catégoriquement d'aborder cette question. Pourtant, l'Etat tunisien dépense bien plus qu'il ne gagne. La masse salariale est hors de contrôle, les subventions mal ciblées se poursuivent, et les institutions publiques tournent à vide. L'idée de réduire la taille de l'administration ou de licencier certains fonctionnaires n'est même pas évoquée. Toute suggestion en ce sens est qualifiée de trahison nationale ou de soumission au FMI. Résultat : le déficit s'aggrave, l'endettement explose, et la machine étatique continue de fonctionner à crédit.
Cerise sur le gâteau : les fameuses « sociétés communautaires », grande lubie du président, censées représenter un nouveau modèle économique révolutionnaire. À ce jour, ces structures consomment des dizaines de millions de dinars, mobilisent des moyens logistiques, humains et médiatiques colossaux… pour des résultats quasi nuls. Aucune rentabilité, aucune valeur ajoutée, aucune dynamique réelle. L'opposition a beau alerter, expliquer, proposer des alternatives, rien n'y fait. Kaïs Saïed s'entête, persuadé que son modèle finira par triompher. En réalité, le pays ne manque ni d'idées, ni de propositions, ni de compétences. Il manque simplement d'un président capable de les écouter, de les intégrer, et surtout de sortir de sa bulle idéologique pour gouverner avec lucidité. Ce n'est pas l'opposition qui bloque la Tunisie. C'est le refus du pouvoir actuel de sortir de sa logique solitaire et punitive.
Un président face à son échec En réalité, ce que le communiqué présidentiel révèle, c'est une incapacité à se remettre en question. Une peur panique de la critique. Une volonté de gouverner seul tout en rejetant la responsabilité de l'échec sur tous les autres. Ce n'est pas l'opposition qui bloque le pays. Ce n'est pas la presse. Ce n'est pas la société civile. Ce n'est même pas le peuple. Le seul responsable de cette situation, c'est le président lui-même, ses choix, son entêtement, sa vision figée du monde, sa défiance de l'expertise, et son rejet de toute réforme structurelle. Le discours du 2 avril n'est donc pas une réponse aux critiques. C'est un aveu d'échec, un aveu d'isolement, et surtout un aveu de faiblesse. Un président fort n'a pas besoin de menacer. Il gouverne. Un président visionnaire ne craint pas les idées contraires. Il les intègre. Un président respecté ne méprise pas son peuple. Il l'écoute.