Les trois principales banques publiques tunisiennes ont annoncé des bénéfices records pour 2024. Une performance réjouissante en apparence, mais qui entre en contradiction flagrante avec le discours officiel de Kaïs Saïed, centré sur la justice sociale, la défense du pouvoir d'achat et la lutte contre les abus. En agissant comme des banques purement commerciales, les institutions financières de l'Etat tournent en dérision la parole présidentielle. Mardi 15 avril 2025, les banques publiques tunisiennes – BNA Bank, BH Bank et STB – ont dévoilé leurs bénéfices nets pour l'exercice 2024. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que l'Etat banquier se porte à merveille : 254 millions de dinars de bénéfices nets pour la BNA, 108,5 millions pour la BH, et 82,5 millions pour la STB. Des chiffres impressionnants dans un pays où l'inflation grignote les revenus et où le pouvoir d'achat est au centre de toutes les préoccupations politiques. Cette réussite économique n'aurait rien de choquant si elle ne venait pas d'institutions publiques, censées incarner la politique sociale prônée par Kaïs Saïed. Car depuis 2021, le président de la République répète inlassablement que l'Etat doit protéger les plus démunis, réguler les profits excessifs et faire primer l'intérêt général sur l'intérêt financier. Ce message, diffusé dans toutes les directions, semble pourtant ne pas avoir traversé les portes des conseils d'administration de la BNA, de la BH et de la STB.
Une politique sociale… ignorée par ceux censés l'appliquer Ce qu'il y a noter est que le gouverneur de la Banque centrale Fethi Zouheir Ennouri est la personnalité la plus reçue à Carthage après le (la) chef du gouvernement. Lors de plusieurs rencontres avec le gouverneur de la Banque centrale, Kaïs Saïed a réaffirmé que les banques devaient prendre part à ce qu'il nomme la « bataille de libération nationale », en participant à l'effort social du pays. La dernière rencontre date d'une semaine à peine. Le 7 avril 2025, encore, le chef de l'Etat martelait cette phrase devenue ritournelle : « Ce qui est donné de la main droite ne peut être repris de la main gauche, quel que soit le prétexte. » Le 21 mars 2025, le président de la République pointait sévèrement du doigt les banques en insistant sur la nécessité d'imposer le respect de la loi à toutes les banques et de lutter contre toute forme de dépassement, quelle que soit l'institution concernée. « La loi de l'Etat doit s'appliquer à tous. Ce qui se passe aujourd'hui est inacceptable et ne saurait rester sans sanction ». Kaïs Saïed a notamment relevé le paradoxe actuel où, malgré la baisse des taux d'intérêt, le montant du principal de la dette continue d'augmenter. Mais ces paroles n'ont visiblement pas trouvé d'écho dans les faits. Car au moment même où Kaïs Saïed prêche la sobriété, ses banques affichent des résultats dignes de groupes capitalistes, et deux d'entre elles – la BNA et la BH – ont même proposé des dividendes à leurs actionnaires. Que valent alors les incantations présidentielles si ses propres bras financiers y tournent le dos ?
La circulaire de la BCT ? Une formalité pour initiés À vrai dire, afin de rendre à César ce qui lui appartient, la Banque centrale tient à appliquer religieusement les directives présidentielles. Ce n'est pas elle le problème, ce sont les banques publiques et leurs dirigeants. Ainsi, en janvier dernier, la BCT a émis une circulaire claire pour limiter la distribution des dividendes au titre de l'exercice 2024. Objectif : éviter que les établissements bancaires ne vident leurs caisses au profit d'actionnaires privilégiés, alors que le contexte économique reste tendu. Officiellement, cette mesure s'appliquait à toutes les banques, publiques comme privées. Mais si la lettre de la circulaire semble respectée, son esprit est bafoué. Les banques publiques ont poursuivi une logique de rentabilité maximale, sans le moindre effort de modération. On n'y voit aucune volonté d'intégrer la ligne politique de Carthage. Au contraire, on observe une application minimaliste du cadre légal, pour mieux contourner l'obligation morale.
L'Etat, actionnaire absent… ou complice silencieux ? Il serait facile de blâmer uniquement les dirigeants de la BNA, de la BH ou de la STB pour ces bénéfices jugés indécents. Mais ces banques ne sont pas des entités indépendantes : elles appartiennent à l'Etat tunisien. L'Etat y détient la majorité des parts, en nomme les présidents-directeurs généraux, et peut, à tout moment, imposer une orientation stratégique conforme à sa politique. Autrement dit, si ces banques engrangent aujourd'hui des profits massifs, c'est avec l'aval – explicite ou tacite – de leur principal actionnaire : la République tunisienne. Dès lors, deux hypothèses s'offrent à nous. Soit l'Etat est délibérément tenu à l'écart de la gouvernance réelle de ses banques, et il laisse leurs dirigeants agir en toute autonomie, sans ligne politique claire, ni contrôle. Ce serait alors un aveu d'impuissance et un signal inquiétant sur la capacité de l'exécutif à piloter ses propres outils économiques. Soit – hypothèse bien plus dérangeante – l'Etat est parfaitement au courant de ces stratégies de maximisation du profit, mais choisit de fermer les yeux. Il parle au peuple un langage moral et social, tout en poursuivant discrètement une logique de rentabilité budgétaire. Car ces bénéfices bancaires, ne l'oublions pas, finissent dans les caisses publiques sous forme de dividendes. Autrement dit, ce que les banques publiques prennent aux citoyens par des frais et des intérêts, l'Etat le récupère comme actionnaire majoritaire. Cette dissonance pose une question vertigineuse : Kaïs Saïed gouverne-t-il un Etat schizophrène… ou parfaitement cynique ?
La transparence ? Un mot inconnu dans le lexique des banques publiques À cette dissonance entre les paroles et les actes s'ajoute un autre symptôme inquiétant : l'opacité. Contrairement aux banques privées, les établissements publics n'ont pas publié leurs états financiers détaillés. Ils se sont contentés d'annoncer des bénéfices globaux, sans fournir les données permettant aux citoyens – ou même aux actionnaires – de juger de la pertinence de ces résultats. Or, Kaïs Saïed place la lutte contre la corruption au cœur de son action. Il rappelle sans cesse que l'opacité est le terreau de la malversation. En refusant la transparence, ces banques contredisent non seulement les exigences de bonne gouvernance, mais aussi la prétendue révolution morale prônée depuis 2021.
Quand la main droite ignore ce que fait la main gauche Au fond, l'affaire est simple : les banques publiques tunisiennes n'écoutent pas Kaïs Saïed. Elles poursuivent leur logique de profit, comme si le président ne s'adressait pas à elles, ou comme si ses discours ne concernaient que les autres. Pendant qu'il sermonne les commerçants sur leurs marges et qu'il menace les grandes surfaces, ses propres institutions bancaires capitalisent dans le silence et l'opacité. Ce n'est pas l'idée de bénéfice qui est à condamner ici. C'est l'indécence d'un bénéfice réalisé au nom de l'Etat, contre les principes affichés par cet Etat. Qu'on ne s'y trompe pas : aucune personne normalement constituée ne peut être hostile au bénéfice. La rentabilité d'une entreprise est la preuve de sa bonne santé et qu'elle contribue à l'équilibre économique du pays. Ce que nous pointons ici n'est pas le bénéfice lui-même, mais le double langage de l'Etat. Il est incohérent – voire malhonnête – de brandir un discours moral et social, de dénoncer les marges bénéficiaires excessives dans le secteur privé, de plaider pour une justice économique, tout en laissant les institutions bancaires publiques, qui relèvent directement de lui, engranger des profits aussi importants sans aucune cohérence avec cette ligne. L'ironie est cruelle : celui qui prétend parler au nom du peuple est contredit, chiffres à l'appui, par ceux qui devraient être ses instruments de justice sociale.