Le président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme subit depuis trois jours une avalanche d'attaques sur les réseaux sociaux. Le régime entend le déloger et infiltrer la dernière citadelle à lui résister. Tout est parti d'une phrase malheureuse prononcée par Bassem Trifi, président de la LTDH, lors d'une réunion du conseil national. Un groupe de frondeurs s'est introduit de force dans la salle, perturbant les travaux. Pris à chaud, Trifi compare alors leur méthode à celle d'Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre. Il n'en fallait pas plus : les partisans très bruyants de la prisonnière politique lui tombent dessus aussitôt. Certains, comme son avocat Nafaâ Laribi, évoquent un simple dérapage verbal, déplacé mais non malintentionné. D'autres, fidèles aux méthodes des réseaux sociaux, usent aussitôt de l'insulte et de l'attaque personnelle. L'affaire aurait pu s'arrêter là, avec d'éventuelles excuses de Trifi. Mais les partisans du régime de Kaïs Saïed y ont vu une aubaine : s'emparer de la polémique pour viser la Ligue et son président.
Une campagne calomnieuse bien orchestrée Tout le week-end, des centaines d'internautes accusent la Ligue de n'être ni démocratique, ni neutre. Ils la décrivent comme un bastion de gauchistes et de « mercenaires des droits de l'Homme ». Bassem Trifi est quant à lui présenté comme un héritier parachuté. Riadh Jrad ouvre les hostilités. Le propagandiste du régime accuse la LTDH d'être sous la coupe de Kamel Jendoubi et de ses réseaux « étrangers », déversant un argent « trempé d'humiliation et de trahison » pour « détruire les nations ». Il évoque une Ligue confisquée, gérée par des clans, financée de l'extérieur, et même complice du blanchiment des terroristes et des criminels. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) est aussi ciblé dans le même souffle : « son état n'est guère différent de celui de la Ligue », écrit Jrad.
Bassel Torjeman, autre fidèle du pouvoir, ne fait pas dans la nuance non plus. Il dépeint les militants de la Ligue comme de simples « mercenaires ».
Une alliance contre nature : moussistes et saïedistes main dans la main En quelques heures, les partisans d'Abir Moussi et ceux de Kaïs Saïed, pourtant ennemis jurés, se retrouvent soudain unis dans une même campagne de dénigrement contre Bassem Trifi. Pendant ce temps, le groupe des frondeurs internes à la LTDH s'élargit. Vendredi, ils s'en prennent à l'annonce d'un « Congrès national pour les droits, les libertés et pour une République démocratique », prévu le 31 mai. La décision, jugée unilatérale, est dénoncée par plusieurs membres de la Ligue – dont un membre de la direction et la présidente de la section Sfax Nord – comme une dérive antidémocratique, prise sans consultation des structures internes ni des adhérents. Ils fustigent surtout l'appel de la LTDH à libérer les détenus et à abroger les lois liberticides, y voyant une tentative de blanchiment en faveur de personnes impliquées, selon eux, dans des affaires de violence, de terrorisme, de corruption ou de violations des droits des femmes. Ils appellent donc à boycotter le congrès du 31 mai, qualifié de « mascarade », et proposent d'organiser un congrès national alternatif, qui « replacerait les droits humains au cœur de l'action de la Ligue, défendrait la justice indépendante et exigerait l'abrogation du décret 54 ».
Contrevérités, héritage et tambouille interne Si les critiques des partisans de Moussi peuvent se comprendre – malgré leur excès –, celles des soutiens de Kaïs Saïed posent un problème de fond. Le militant Anouar Kousri a été l'un des premiers à dénoncer les attaques : « Aux mouches qui répètent le mensonge de l'héritage au sein de la Ligue. Que Bassem soit le fils de Mokhtar, ce n'est un secret pour personne, mais ce n'est qu'aujourd'hui que ça leur pose problème. Tous ceux qui ont connu la Ligue de l'intérieur, avec sa tambouille interne, savent très bien que Mokhtar n'a strictement rien à voir, de près ou de loin, avec le fait que son fils Bassem soit devenu président, après avoir été vice-président chargé de la communication. » Et d'ajouter : « On peut être d'accord ou pas avec Bassem Trifi, mais prétendre qu'il est là uniquement parce qu'il est le fils de Mokhtar, c'est de la pure mauvaise foi. »
Le retour des méthodes benalistes Ce qui rend cette campagne encore plus inquiétante, c'est qu'elle rappelle les pratiques des années Ben Ali. On envoie des frondeurs pour bloquer le fonctionnement d'une organisation, puis on la diabolise dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ce week-end rappelle douloureusement le scénario des années 2000, quand le régime Ben Ali avait réussi à prendre le contrôle de la LTDH et du SNJT. Ces deux structures n'ont retrouvé leur indépendance qu'après la révolution. L'irruption orchestrée des frondeurs lors du conseil national visait à empêcher la Ligue d'agir librement – notamment dans son opposition aux dérives autoritaires du régime actuel. Et l'objectif est clair : déloger Bassem Trifi. Que ces frondeurs soient ensuite soutenus et amplifiés par les propagandistes du régime, avec leur lot habituel de contrevérités, en dit long sur leurs intentions. Et, sans doute aussi, sur leurs complicités.
Une liquidation politique qui ne dit pas son nom Ce qui se joue aujourd'hui n'est pas un simple désaccord au sein d'une organisation. C'est une offensive méthodique, concertée, destinée à liquider politiquement la dernière structure capable de faire face aux dérives du pouvoir.
On infiltre, on diffame, on instrumentalise les naïfs et on recycle les vieux procédés du régime Ben Ali avec une habileté déconcertante. Et pendant ce temps, le poison se répand : la méfiance, la division, la confusion.
Il ne s'agit plus seulement de faire taire la Ligue. Il s'agit de la souiller pour mieux justifier sa mise au pas. Et quand ce sera fait, on dira : « Voyez comme elle s'est autodétruite ».
Mais qu'on ne s'y trompe pas. Ce genre de stratégie ne s'arrête jamais à sa première cible. Une fois la LTDH neutralisée, ce sera au tour des syndicats, des avocats, des magistrats, des journalistes. Tous ceux qui tiennent encore debout. Et lorsque la dernière voix indépendante aura été étouffée, il ne restera plus que le vacarme officiel, les applaudissements forcés et le silence contraint.