Anatomie d'une défaite morale Dans une Tunisie étouffée par les procès politiques, toute voix qui défend la justice et dénonce la mainmise de l'exécutif sur une machine judiciaire désormais instrumentalisée se voit aussitôt accusée de défendre tel ou tel parti, telle ou telle idéologie. Pour qu'un discours soit mieux accueilli — moins exposé aux invectives et aux caricatures — il faut peser chaque exemple, éviter certaines figures, même lorsqu'elles sont injustement persécutées. Pourtant, réduire le soutien aux prisonniers politiques à la seule adhésion à leur programme ou idéologie est un raisonnement picrocholin. Mais face à une compréhension réduite et polarisée du débat public, il nous arrive, malgré nous, de céder à ce raccourci intellectuel. Ce raisonnement simpliste peut sembler « acceptable » chez un citoyen lambda, façonné par une déshumanisation systématique des figures politiques et médiatiques, incapable de distinguer la revendication d'un procès équitable de la défense d'un malfaiteur. Mais cette confusion, ou cette hypocrisie, n'est pas l'apanage des masses. Elle est tout aussi présente, parfois plus subtile, chez une certaine « élite » : politiciens, figures publiques, droit-de-l'hommistes, qui sélectionnent leurs causes selon affinités idéologiques ou intérêts du moment.
Le procès équitable, fondement universel D'où la nécessité de rappeler les fondements mêmes des droits humains, dans leur universalité, sans condition d'opinion ni de parcours. Mettons-nous d'accord sur quelques bases, si l'on veut que le débat s'élève au-delà des automatismes partisans et des procès d'intention. Le droit à un procès équitable, devant une justice affranchie de la poigne de l'exécutif, n'est pas une faveur que l'on accorde ou retire au gré des amitiés politiques ou des marées idéologiques : c'est la colonne vertébrale des textes fondateurs du droit international et de toute société qui ne veut pas ramper devant l'arbitraire. L'article 10 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme et l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la Tunisie, proclament sans ambiguïté : nul ne peut être privé du droit de voir sa cause entendue équitablement, publiquement, par un tribunal indépendant et impartial, dégagé des griffes du pouvoir et des injonctions de la foule. Ce ne sont pas de vagues formulations juridiques, mais des garde-fous essentiels contre l'arbitraire, la vengeance d'Etat ou les dérives autoritaires. De la même veine, l'article 9 bannit avec force toute détention arbitraire — ce crime feutré qui consiste à priver un être humain de sa liberté sans loi claire, sans contrôle impartial, simplement parce que le pouvoir en a décidé ainsi ou parce qu'il fallait faire taire une voix de trop. Les Nations unies, dans une litanie désespérée, nous rappellent que toute démocratie qui prétend à l'universel se renie lorsqu'elle transforme ses tribunaux en arènes pour sacrifier ses dissidents. Un droit n'est pas un privilège : il ne s'active pas à la carte selon que l'accusé nous plaise ou non. Défendre un procès équitable, ce n'est pas défendre un homme, une femme, un parti, leur idéologie ou leur parcours : c'est défendre ce qui, en nous, résiste encore à la tentation de l'inquisition, c'est défendre la cohérence de notre attachement aux libertés fondamentales. Et refuser cela au nom d'un rejet politique, c'est justement tomber dans ce piège que l'on prétend combattre.
L'universalité mise à l'épreuve Qu'il s'agisse de Abir Moussi, de Rached Ghannouchi, de Sahbi Attig, de Issam Chebbi, de Ghazi Chaouachi ou de Lotfi Mraihi — et de tant d'autres — toutes ces personnes sont aujourd'hui poursuivies et incarcérées dans le cadre de procès politiques, où les principes fondamentaux de la justice sont systématiquement bafoués. Elles subissent les tourments d'une injustice macabre, orchestrée dans des procédures inéquitables où ni le droit, ni la loi, ni la dignité humaine ne sont respectés. Que Nouredine Bhiri ait pu, en tant qu'ancien ministre, être impliqué dans des décisions discutables ou des entraves administratives n'autorise en rien l'acharnement judiciaire dont il est aujourd'hui victime. S'il existe des charges, qu'elles soient instruites dans le respect strict des garanties d'un procès équitable, devant une justice indépendante, non instrumentalisée par le pouvoir. Tant que ce n'est pas le cas, Nouredine Bhiri, comme l'ensemble des prisonniers politiques en Tunisie, est victime d'un régime autoritaire, et ne peut être tenu pour légitimement condamné. On ne peut dénoncer les poursuites contre Ahmed Souab et Sonia Dahmani sans dénoncer également celles visant Mondher Ounissi. On ne peut s'indigner du sort réservé à Ridha Belhaj et Jaouhar Ben Mbarek sans éprouver la même indignation pour celui de Kamel Eltaïef. On ne peut exprimer sa solidarité avec les 49 juges injustement révoqués sans l'étendre à Bechir Akremi, victime d'une tragédie qu'il n'a ni choisie ni provoquée. La cohérence dans la défense des droits fondamentaux est une exigence morale. Elle ne tolère ni calcul, ni sélection, ni hypocrisie.
Contre le silence, rassembler nos forces Nous voilà tous captifs d'une tyrannie sans visage, pris au piège d'une nuit sans fin où les droits se dissolvent et les libertés s'effritent, certains plus cruellement dépossédés que d'autres. Dans ce pays qui respire sous bâillon, il ne nous reste qu'un espoir : rassembler nos forces éparses pour refuser un régime qui ne tolère aucune voix qui déborde du chœur, aucune pensée qui ne se couche sous sa férule. Au-delà des affinités et des calculs partisans, notre cause commune est de résister à un Etat qui s'emploie méthodiquement à ensevelir le rêve de la révolution tunisienne. Ce qui fait la force de notre bourreau, c'est notre incapacité à nous rassembler, notre refus d'admettre l'injustice quand elle frappe ceux que nous tenons, à tort ou à raison, pour partiellement responsables de nos malheurs. Notre survie, et celle du pays, dépend de notre union. Et ceux qui ne parviennent pas à se départir de leurs ambitions personnelles ou de leurs rancunes idéologiques feraient mieux, en effet, de servir leur cause en se taisant. Le silence est parfois leur seule contribution honnête. Durant des siècles, ce peuple a baigné dans les eaux de la tyrannie et de la persécution, piétiné par l'injustice et l'inégalité. Seule son élévation au rang de citoyen pourra le libérer de ses chaînes et lui permettre de retrouver sa dignité d'être humain, prêt à bâtir un avenir meilleur, loin des erreurs du passé.