En 2022, Kaïs Saïed annonçait vouloir revoir le décret 88 encadrant les associations. En 2025, aucun nouveau texte n'a vu le jour. Pourtant, les effets de cette croisade présidentielle sont bien là : comptes bancaires gelés, dirigeants en prison, climat de peur généralisé. Une stratégie de diabolisation alimentée par des discours virulents, mais démentie point par point par les données objectives des centres El Kawakibi et Ifeda. Tout commence en février 2022, lorsque Kaïs Saïed annonce vouloir amender le décret-loi n°88, cadre juridique fondateur de la liberté associative post-2011. Il accuse alors les ONG de servir de relais à des puissances étrangères. Dès mars 2022, une copie fuitée d'un projet de loi suscite une levée de boucliers : interdiction quasi totale des financements étrangers, rattachement obligatoire à un ministère de tutelle, encadrement idéologique des activités. L'ombre du contrôle politique plane. En octobre 2023, le projet est officiellement déposé par un groupe de députés acquis à la cause présidentielle. Le texte, en totale adéquation avec la Constitution de 2022, propose d'imposer une souveraineté absolue sur les ressources et les champs d'action des associations. Certaines dispositions prévoient même l'interdiction d'activités jugées contraires aux bonnes mœurs ou à l'unité nationale, ouvrant la voie à une répression ciblée contre les associations de défense des minorités.
2024 – Le cap de la violence verbale franchi Le 6 mai 2024, lors d'un Conseil de sécurité nationale, Kaïs Saïed passe un cap. Dans un discours aux accents conspirationnistes, il accuse frontalement les associations d'être des traîtres et des mercenaires. Il évoque des milliards venus de l'étranger, des réseaux étrangers connectés à des acteurs locaux, et accuse les défenseurs des migrants de vouloir implanter des subsahariens en Tunisie. Les associations, dit-il, « pleurnichent dans les médias » et cherchent à porter atteinte à l'Etat sous couvert de liberté d'expression. Cette rhétorique belliqueuse ancre dans l'opinion publique l'idée que la société civile est une cinquième colonne, menaçant la souveraineté nationale. Elle ouvre la voie à une criminalisation systématique de tout discours critique.
2025 – Toujours pas de loi, mais la répression est bien là Trois ans après la première annonce, aucune nouvelle loi n'a été votée. Mais les effets de la campagne présidentielle se font sentir : plusieurs associations ont cessé leurs activités, étouffées par le gel de leurs comptes bancaires. Dix dirigeants sont aujourd'hui en détention, parmi eux : Saadia Mosbah, Sherifa Riahi, Imen Ouardani, ou encore Mohamed Jouou. La peur s'installe : les banques imposent des restrictions, les partenaires internationaux hésitent à s'engager, et les structures locales réduisent leurs actions, dans un climat où l'arbitraire supplante la loi.
Les chiffres qui contredisent la propagande Cette offensive politique contre les associations repose sur un discours sans preuve. Or, deux centres indépendants – El Kawakibi et Ifeda – livrent une réalité toute autre. Selon El Kawakibi, entre 2021 et 2024 : Les associations pèsent 1,66 % du PIB tunisien. Elles emploient 38.000 personnes (salariés et stagiaires). Elles participent aux caisses sociales à hauteur de 92 millions de dinars. Elles injectent entre 70 et 90 millions de dinars en devises étrangères dans l'économie nationale. 6.000 associations sont actives fiscalement, payant TVA et frais douaniers. De son côté, l'étude Ifeda de juin 2025 rappelle que les associations étrangères ne représentent que 0,87 % du total (218 sur 25.171). La majorité œuvre dans les secteurs culturels, éducatifs et sportifs, loin des fantasmes de l'infiltration politique. À Tunis, Sfax ou Nabeul, ce tissu associatif est un pilier du lien social et du service de proximité.
Le contre-pouvoir ciblé, le vide juridique entretenu En trois ans, Kaïs Saïed n'a pas produit de texte, mais a réussi à démolir un pan entier du contre-pouvoir démocratique. Le projet de loi liberticide dort dans les tiroirs, mais la société civile, elle, agonise à ciel ouvert. Associations réduites au silence, finances asphyxiées, figures jetées en prison : le travail répressif s'est fait sans loi, mais avec méthode. Et pendant que l'exécutif fustige la prétendue trahison d'un secteur vital, ce sont les Tunisiens qui perdent leurs relais, leurs voix, leurs recours. Le régime n'a rien construit, mais il a détruit beaucoup. Il a semé la peur, asséché les financements, coupé les canaux de coopération et paralysé des milliers de structures. Résultat : un vide social, dans lequel ni l'Etat ni ses alliés idéologiques ne peuvent s'engouffrer, faute de moyens, de compétence ou de volonté.
Une erreur stratégique suivie d'un silence révélateur Pire encore, l'attaque contre les associations n'a été suivie d'aucune action législative concrète. Depuis la diatribe de mai 2024, Kaïs Saïed a cessé d'en parler, comme si ce sujet, pourtant présenté comme une menace existentielle pour la souveraineté nationale, avait soudain perdu toute importance. Pas de texte, pas de réforme, pas d'explication. Juste une diversion vers d'autres croisades. Pendant ce temps, les associations, elles, continuent à subir les conséquences d'un procès en sorcellerie dont le juge a quitté la salle avant le verdict. L'aveuglement politique du régime est d'autant plus flagrant qu'il va à rebours des modèles les plus simples à observer. En France, il existe plus d'une association pour 65 habitants, et ce maillage dense est considéré comme un pilier essentiel du lien social et du bon fonctionnement de la démocratie. Au Maroc, pays souvent cité par la présidence comme modèle régional, on compte une association pour 290 habitants. En Tunisie, on est à peine à une pour 472. Et pourtant, c'est dans ce pays-là que l'on a trouvé utile de casser ce qui fonctionnait le mieux depuis 2011 : une société civile autonome, créative, engagée, et souvent plus efficace que l'Etat lui-même. En réalité, le régime a scié une branche qu'il ne savait même pas exploiter. En voulant éradiquer ce qu'il percevait comme une menace, Kaïs Saïed a affaibli un secteur qui compensait ses propres défaillances. Il a tenté de dompter une réalité qu'il ne comprenait pas. Et lorsque les faits ont montré que cette réalité n'était ni subversive ni étrangère, il a simplement changé de sujet, sans un mot, sans excuse, sans retour en arrière. L'erreur n'est pas seulement dans l'acharnement. Elle est aussi dans l'abandon.