Il ne se passe plus une semaine sans que Kaïs Saïed évoque et/ou menace les différents responsables de l'Etat qui, à ses yeux, n'accomplissent pas suffisamment leurs devoirs. Kaïs Saïed veut purger l'administration de ceux qui ne lui sont pas loyaux et les remplacer par des jeunes, parmi ceux longuement au chômage. Que Kaïs Saïed dise et répète les mêmes choses, comme un enseignant qui répète le même cours à ses étudiants, des décennies durant, cela n'a rien de nouveau. Mais a-t-on une idée de la fréquence ? Prenons, par exemple, la question des fonctionnaires qui sont dans le viseur de Kaïs Saïed. Il veut remplacer ceux qui ne lui sont pas loyaux par les jeunes longuement au chômage qui croient en ses idées et en son programme de construction et d'édification. Entre le 5 mai 2025 et le 25 juin 2025, soit un mois et vingt jours, Kaïs Saïed a évoqué et/ou menacé les fonctionnaires douze fois. Onze fois devant la cheffe du gouvernement Sarra Zaâfrani Zanzri et une fois en conseil des ministres. En cas de doute, voici les dates pour vérifier : le 5 mai, le 14 mai, le 19 mai, le 26 mai, le 28 mai, le 2 juin, le 4 juin, le 10 juin, le 16 juin, le 18 juin, le 19 juin (en conseil des ministres) et le 25 juin. Chaque fois, c'est une variante de la même formule : les fonctionnaires doivent être des combattants au service de l'Etat, et ceux qui ne travaillent pas comme il se doit doivent être remplacés. Les portes doivent s'ouvrir devant les jeunes qui sont longuement au chômage pour porter le flambeau.
Derrière les menaces, l'idée d'un blocage idéologique Si Kaïs Saïed répète inlassablement ses menaces contre les fonctionnaires, c'est qu'il estime que c'est eux qui le bloquent dans son programme de construction et d'édification, et ce dans l'objectif de servir de prétendus lobbys au lieu de servir l'Etat et le peuple. Comment le bloquent-ils ? D'après Kaïs Saïed (dans sa dernière rencontre avec la cheffe du gouvernement, comme dans beaucoup d'autres) :
« Beaucoup se retranchent derrière les procédures, alors que lorsqu'il y a une intervention directe d'un piston pour résoudre un problème simple auquel sont confrontés les agents de l'administration de manière générale, les lenteurs et les prétextes procéduraux disparaissent, révélant ainsi que cette passivité et ces justifications ne sont pas innocentes. » Comme d'habitude, encore une fois, Kaïs Saïed ajoute un zeste de conspirationnisme à toutes les sauces.
Des lois qu'on applique… jusqu'à en être puni Si les fonctionnaires évoquent les procédures, c'est parce qu'ils veulent juste appliquer les lois. Certes, beaucoup de ces lois sont désuètes, mais elles existent quand même et elles doivent être appliquées. À défaut, ils risquent la prison — et c'est le cas de dizaines, voire de centaines, parmi eux. Si l'on suit le raisonnement de Kaïs Saïed, les fonctionnaires ne doivent plus évoquer les procédures et les lois dès lors que celles-ci entravent le bon fonctionnement de l'administration et le service rendu aux citoyens. Le risque qu'ils encourent ? Kaïs Saïed n'en a cure, visiblement, bien que lui-même épingle ceux (qualifiés de corrompus) qui ne respectent pas les lois. Dans une publication percutante sur sa page Facebook, le journaliste Zied El Héni revient sur un épisode marquant de l'ère Ben Ali : l'emprisonnement d'un conseiller présidentiel pour avoir exécuté un ordre écrit du chef de l'Etat. L'affaire, oubliée par beaucoup, refait surface aujourd'hui à la lumière des propos récents de Kaïs Saïed. Lors de sa dernière rencontre avec la cheffe du gouvernement, le président a vivement critiqué certains agents de l'administration qu'il accuse de servir les intérêts de « lobbys » et de se retrancher derrière des procédures pour bloquer les réformes. Il a même suggéré de les remplacer par des chômeurs, jugés plus « patriotes » et « dévoués ». Zied El Héni y voit une dangereuse dérive : celle d'un président qui exige une obéissance aveugle, quitte à pousser les fonctionnaires à violer la loi. En s'adressant à Kaïs Saïed, professeur de droit devenu chef de l'Etat, M. El Héni interroge : « a-t-il seulement mesuré les implications de ses propos ? Comprend-il que la Tunisie est un Etat de droit, et non une propriété personnelle ? » Pour le journaliste, le chef de l'Etat persiste dans une posture populiste, refusant de reconnaître l'échec de ses politiques, préférant accuser d'hypothétiques « lobbys » d'être à l'origine des crises.
Le vrai projet : purger l'Etat, détruire l'administration Et c'est bien là que réside le danger. Quand un président répète quelque chose une ou deux fois, cela peut passer pour une obsession. Mais quand il martèle le même discours une douzaine de fois en six semaines, qu'il revient sur les mêmes accusations un an après les avoir abandonnées, qu'il ressuscite un vieux projet de purge par décret, et qu'il ordonne encore, toujours, sans jamais préciser les contours juridiques de sa stratégie… alors il ne s'agit plus de rhétorique. Il s'agit d'un plan. Tout indique que Kaïs Saïed se prépare à frapper. Il ne s'attaque plus seulement à une dérive administrative ou à une erreur de gestion ici ou là. Il prépare une grande lessive, un assainissement de l'administration qui pourrait prendre la forme d'un décret présidentiel balayant jusqu'à 250 000 agents recrutés depuis 2011 hors des concours. Cette hypothèse, documentée, chiffrée et déjà amorcée depuis août 2023, n'a rien de farfelu. Elle est sur la table, en silence, sous l'écran de fumée des discours patriotiques. Et dans cette logique, les répétitions ne sont pas des redites : elles sont des avertissements. Le président a déjà mis la justice au pas, écarté ses opposants, muselé les contre-pouvoirs. Il reste l'administration. Il reste les rouages techniques de l'Etat, ces fonctionnaires qui, bon gré mal gré, font tourner la machine. Leur tour vient. S'ils refusent d'exécuter un ordre verbal illégal, ils seront poursuivis pour obstruction. S'ils l'exécutent, ils seront poursuivis pour abus de fonction. S'ils protestent, ils seront accusés de complicité avec les lobbys. Et s'ils se taisent, ils seront remplacés. Le piège est verrouillé.
Des chômeurs pour sauver l'Etat On ne sait pas encore quand le coup viendra. Mais tout indique qu'il viendra. Et quand il frappera, on dira que c'était prévisible. Que les signes étaient là. Que les discours étaient trop fréquents, trop convergents, trop appuyés pour ne pas annoncer une exécution.
Car une fois les actuels fonctionnaires écartés, ce sont les chômeurs de longue durée que Kaïs Saïed s'apprête à intégrer. Des jeunes peut-être pleins de bonne volonté, mais dépourvus de toute expérience, étrangers aux rouages de l'administration, incapables d'en comprendre les subtilités ou les responsabilités. Si ces hommes et ces femmes n'ont pas su trouver de solution à leur propre situation pendant dix ou quinze ans, comment pourraient-ils subitement devenir les bâtisseurs compétents d'un Etat en ruine et trouver des solutions pour l'ensemble du pays ? Le danger n'est donc pas seulement dans la purge. Il est dans ce qui vient après : une administration fragilisée remplacée par un volontarisme aveugle, une loyauté naïve, une foi aveugle dans le chef. Autrement dit, le chaos organisé.