Il n'y avait aucune urgence et pourtant le parlement s'est empressé de mettre à l'ordre du jour la loi d'amnistie sur les chèques sans provision avant les vacances. Le texte sera examiné aujourd'hui lundi 21 juillet 2025 en plénière et devrait être adopté sans difficulté. Le parlement tunisien s'apprête à offrir un cadeau empoisonné aux victimes de l'escroquerie par chèque. En adoptant en urgence une amnistie générale pour les émetteurs de chèques sans provision, les députés choisissent de tourner la page pour ceux qui ont fraudé, tout en laissant des milliers de créanciers sur le carreau. Et qu'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas ici de petites erreurs de gestion ou d'incidents bancaires isolés. Emettre un chèque sans provision est considéré partout dans le monde comme une escroquerie caractérisée. En France, en Italie, en Espagne ou aux Etats-Unis, le simple fait d'émettre un chèque sans fonds disponibles est une infraction pénale assimilée à un acte frauduleux. Le chèque est un instrument de paiement qui repose sur la confiance ; l'émettre sans provision, c'est obtenir un bien ou un service en trompant sciemment son bénéficiaire. La Tunisie, elle, s'apprête à fermer les yeux sur cet acte en adoptant une amnistie générale qui blanchira des milliers de personnes condamnées, sans exiger d'elles qu'elles régularisent leurs dettes avant de bénéficier de ce pardon. Le message est désastreux : on peut escroquer impunément, il suffira d'attendre la prochaine amnistie parlementaire pour s'en tirer sans conséquence pénale. Pendant ce temps, les véritables victimes – des commerçants, des artisans, des fournisseurs qui ont livré des marchandises ou fourni des services – continuent de courir après leur argent, souvent depuis des années, sans qu'aucun mécanisme ne vienne renforcer leurs droits.
Une urgence suspecte et des priorités renversées Le plus choquant reste sans doute le calendrier. Déposée en février 2025, la proposition de loi sera adoptée en à peine cinq mois, juste avant les vacances parlementaires. Une célérité exceptionnelle, presque suspecte, à comparer avec l'immobilisme qui frappe des textes autrement plus cruciaux. Certaines propositions de loi, déposées depuis 2023, dorment toujours dans les tiroirs des commissions. Et que dire du décret 54, ce texte liberticide qui envoie des journalistes et des opposants en prison et qui a été dénoncé par toutes les grandes ONG internationales ? Le parlement ne s'est jamais montré aussi empressé de le réviser. Mais pour effacer le casier judiciaire de milliers d'émetteurs de chèques sans provision, il trouve soudainement un sens aigu des priorités. Ce zèle est d'autant plus incompréhensible que, selon Abdeljalil Heni, président de la commission des finances, la réforme de 2024 produisait déjà des résultats probants. L'article 412 du Code de commerce, modifié par la loi n°41 de 2024, avait introduit une forme d'amnistie conditionnelle qui a permis à 90 % des concernés de régulariser leur situation. Pourquoi alors ouvrir une nouvelle brèche, à peine un an après une réforme qualifiée d'historique par plusieurs députés ? Pourquoi précipiter une loi qui, de l'aveu même de certains parlementaires, est mal ficelée et juridiquement fragile ?
Les escrocs avaient déjà des délais très généreux Contrairement à ce que certains élus favorables à l'amnistie voudraient faire croire, personne n'est incarcéré immédiatement après l'émission d'un chèque sans provision. Le système judiciaire tunisien est déjà extrêmement clément. Entre la date d'émission du chèque et une éventuelle incarcération, il peut s'écouler deux ans, parfois plus. Les banques avertissent d'abord l'émetteur du chèque, qui a plusieurs mois pour régulariser la situation. Ensuite, les affaires passent devant le juge de première instance, avec des délais judiciaires chronophages qui permettent aux débiteurs de trouver un arrangement. Les avocats multiplient les reports d'audience, systématiquement accordés par les juges qui privilégient toujours les solutions à l'amiable. Ce n'est qu'après l'échec de toutes ces tentatives, et après un passage en appel qui peut durer une année supplémentaire, qu'un mandat de dépôt est prononcé. Autrement dit, seuls les véritables escrocs, ceux qui ont refusé obstinément de payer malgré des délais très généreux, se retrouvent en prison. Ce sont précisément ces personnes, identifiées comme des fraudeurs partout ailleurs dans le monde, que l'ARP s'apprête à amnistier.
Un retour vers la catastrophe de 2011 Cette amnistie n'est pas sans précédent, et les leçons du passé semblent déjà oubliées. La députée Fatma Mseddi a tiré la sonnette d'alarme : en 2011, sous couvert de réconciliation, une amnistie similaire avait permis à des milliers de condamnés de sortir de prison sans aucune obligation de régulariser leurs dettes. Les conséquences avaient été désastreuses : des faillites en cascade chez les petits commerçants, des artisans ruinés, des fournisseurs qui n'ont jamais été remboursés, et un sentiment profond d'injustice. Fatma Mseddi parle aujourd'hui de « criminalité légale » et elle a raison. En votant ce texte, le parlement reproduit exactement les mêmes erreurs. Il libère des fraudeurs tout en laissant les victimes livrées à elles-mêmes. La députée rappelle d'ailleurs que la réforme de 2024 avait enfin rétabli un équilibre entre les droits des créanciers et les délais accordés aux débiteurs. Cette nouvelle amnistie anéantit ces acquis et contredit la logique d'un Etat de droit.
Un signal désastreux pour l'économie et la confiance Au-delà des considérations morales, cette loi envoie un signal désastreux au monde des affaires. Les transactions commerciales reposent sur la confiance. Un chèque est censé être un engagement de paiement solide. En blanchissant rétroactivement les fraudeurs, l'Etat dit aux commerçants et aux investisseurs que leur créance ne vaut plus grand-chose, puisque le législateur peut à tout moment effacer les sanctions pénales. Le député Dhafer Sghiri justifie ce texte par la nécessité de « débloquer l'économie » et de permettre aux Tunisiens de « reprendre une vie normale ». Mais cet argument est fragile : 80 % des chèques sans provision ne dépassent pas 5000 dinars, ce qui signifie que l'amnistie générale profite surtout à des montants plus importants et donc à des acteurs qui ne sont pas forcément des victimes de la crise économique, mais parfois des fraudeurs organisés. Pire encore, M. Sghiri admet que l'Etat se retrouve contraint de faire une amnistie « tous les dix ans ». Un tel aveu traduit l'échec chronique des réformes structurelles et institutionnalise l'impunité. En adoptant cette loi, le parlement fait le choix politique de pardonner les escrocs et de laisser tomber les victimes. À l'heure où des journalistes croupissent encore en prison à cause du décret 54 et où des propositions de loi bien plus urgentes attendent depuis des années, cette précipitation laisse un goût amer. L'Assemblée aurait pu montrer qu'elle est capable de défendre l'Etat de droit et la justice économique. Elle a préféré offrir un cadeau aux fraudeurs.