Le 23 mai 2023, il y a plus d'un an donc, le président Kaïs Saïed reçoit sa ministre de la Justice pour lui parler de l'amendement de l'article 411 du Code du commerce relatif aux chèques sans provision. Le projet de loi "doit permettre d'atteindre l'équilibre escompté entre les droits des créanciers, qui doivent être préservés, et la libération des personnes condamnées pour émission de chèques sans provision. Ni les créanciers ni les détenus ne peuvent régler leur situation depuis l'intérieur des prisons", a déclaré Kaïs Saïed. Depuis ce 23 mai 2023, et en se basant exclusivement sur les communiqués publics de la présidence de la République, le chef de l'Etat a répété une bonne douzaine de fois ces mêmes directives. Sans exagération aucune ! Les deux dernières fois, le vendredi 7 juin 2024 au cours d'une réunion ministérielle consacrée au sujet et le lundi 3 juin 2024 au cours d'une réunion avec Leïla Jaffel. Ces deux dernières réunions sont des plus étranges, car théoriquement la réforme de l'article 411 n'est plus du ressort de la présidence de la République et du pouvoir exécutif. Le 27 mai 2024, une réunion ministérielle s'est penchée sur le projet et l'a ensuite transmis à l'assemblée après en avoir révélé les principaux contours. Théoriquement, cette réunion est la dernière. Dès lors, l'amendement de l'article 411 est devenu un sujet de débat public, exclusivement du ressort des députés. Ce sont ces derniers, et uniquement ces derniers, qui peuvent le modifier, lui ajouter des détails ou lui retirer des dispositions. Dans la pratique, le président de la République en parle encore et encore alors qu'il aurait dû déjà passer à autre chose !
Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond au tour de cet article 411. Pourquoi le président de la République en parle-t-il autant et lui consacre-t-il autant de temps et de réunions, alors que le sujet ne touche guère au quotidien du citoyen et ses préoccupations ? Pourquoi il s'est passé plus d'un an, et une douzaine de réunions, entre l'ordre d'amender l'article 411 et sa transmission à l'assemblée ? Pourquoi se penche-t-il encore dessus, alors que le projet est déjà entre les mains des députés ? Si pour un simple article de loi, on met plus d'un an, combien de temps va-t-on mettre si on veut réformer toute une loi ou tout un code, comme le code des changes, le code pénal ou le code d'investissements ? Autant de codes que le président a estimé nécessaire de modifier. Il y a bien des explications que je me garde de donner, au vu des dispositions de l'article 24 du décret 54 liberticide. Je me limiterai donc aux faits, rien qu'aux faits. - Le gouvernement a mis plus d'un an pour préparer l'amendement de l'article 411. - Avant d'être transmis au parlement, le président de la République a validé l'amendement. - Après avoir transmis l'amendement au parlement, le président de la République a consacré deux réunions, au moins, au sujet, comme s'il reniait sa propre validation. - Entre la transmission au parlement et les deux réunions présidentielles, il y a eu des dizaines de publications sur les réseaux sociaux, notamment sur des comptes de personnes réputées proches du chef de l'Etat, critiquant sévèrement l'amendement et accusant « le cartel des banques » d'avoir influencé négativement le gouvernement. - Entre la transmission au parlement et les deux réunions, les députés ont affirmé qu'ils allaient apporter des modifications au projet de l'amendement soumis par le gouvernement.
Il y a deux tendances à propos de la réforme. Celle qui veut dépénaliser totalement l'émission des chèques en bois, estimant que les simples amendes suffisent. C'est là qu'on trouve les partisans du président de la République qui ont le chic de savoir faire du bruit. Et il y a celle qui tient à garder la peine de prison, afin de dissuader les escrocs et les mal intentionnés. Le président de la République l'a dit et l'a répété, plus d'une douzaine de fois au cours des douze derniers mois, il veut une solution qui atteint « l'équilibre escompté entre les droits des créanciers, qui doivent être préservés, et la libération des personnes condamnées pour émission de chèques sans provision ». C'est exactement la solution qu'a présentée Leïla Jaffel au cours du conseil ministériel du 27 mai et qui a été transmise ensuite au parlement. Une solution qui ménage la chèvre et le chou, une solution qui obéit religieusement aux directives présidentielles. Si le président de la République est revenu une nouvelle fois à la charge, après qu'il ait validé le projet, c'est qu'il se serait laissé influencer par ses partisans. Ces derniers, autoproclamés porte-paroles du peuple, répètent que la solution carcérale n'existe nulle part au monde et qu'il y a des milliers de victimes en prison. Des inepties et je vais le démontrer.
Ailleurs dans le monde, l'émission d'un chèque en bois est considérée comme de l'escroquerie et elle est punie par des peines privatives de liberté. En France, c'est cinq ans de prison ; au Canada, c'est dix ans de prison ; en Belgique, c'est deux ans de prison ; aux Etats-Unis, c'est considéré comme un crime fédéral avec une peine de prison à la clé. Il n'y a pas des milliers de prisonniers pour des chèques en provision et la dépénalisation n'est guère une demande populaire. Il y a exactement 427 prisonniers dont 238 seulement ont été condamnés. Le reste, 189, sont en état d'arrestation et peuvent être libérés à tout moment, dès lors qu'ils règlent leurs dus. Ce qu'il y a à savoir, c'est que les délais judiciaires sont longs en Tunisie et dépassent souvent les deux années. Si l'émetteur du chèque sans provision régularise sa situation durant ces délais, il échappe systématiquement à la sanction pénale, nos magistrats sont des plus cléments à ce sujet et évitent au maximum l'incarcération des personnes de bonne foi ayant réglé leurs dettes. Ce qu'il y a également à savoir, c'est que le président de la République a émis le 13 février 2022 un décret consacrant l'amnistie générale pour les émetteurs de chèques sans provisions avant le 31 décembre 2022.
La loi actuelle est déjà clémente et ne sanctionne que les véritables escrocs. Le nombre de ces escrocs, 238, est très limité et ne mérite pas autant d'attention de la part du président de la République. Malgré cela, il a consacré énormément de temps pour réformer la loi avec un nouveau texte encore plus clément. Que cherchent donc ceux qui appellent à davantage de clémence et utilisent les pages réputées proches de Kaïs Saïed pour leur lobbying ? Ils le disent clairement, ils ne veulent plus de sanctions pénales pour les émetteurs de chèques sans provision et ils cherchent à impliquer davantage les banques. Ils veulent donc consacrer l'escroquerie dans les textes de loi. À les entendre, un émetteur de chèque en bois doit échapper à la prison et la banque doit payer, à sa place, le montant du chèque. C'est juste du non-sens ! Un escroc n'est pas et ne peut pas être considéré comme victime. Si jamais un tel vœu s'exauce, c'en serait fini du chèque en Tunisie. Plus aucune banque ne délivrera de chéquier à ses clients, plus aucun commerçant ou prestataire n'accepterait de chèque. Pourquoi pas, in fine, ce n'est pas la première fois que le président de la République détruit quelque chose qui fonctionne correctement, juste par populisme pour satisfaire quatre hurluberlus, trois paresseux et deux escrocs cachés derrière leur masque de « pauvre peuple démuni ».