Episode 1 - Les robes noires et les genoux à terre Il fut un temps – pas si lointain – où les avocats tunisiens savaient faire trembler les palais. Ils étaient le grain de sable qui enraye les machines du pouvoir, les voix qui rappellent qu'il existe une Constitution, des libertés, un Etat de droit. Habillés de noir mais armés d'un aplomb de velours, ils incarnaient ce contre-pouvoir que même les dictateurs les plus entêtés redoutaient. Et puis vint Kaïs Saïed. Le président n'a pas eu besoin de grandes purges ou de tribunaux d'exception : les robes noires ont elles-mêmes rangé leurs armes. Hatem Mziou, dernier bâtonnier en date, a donné le ton. Pour plaire au pouvoir, il a fermé les yeux sur les confrères emprisonnés pour leurs idées, interdit l'accès du barreau aux magistrats limogés, verrouillé la seule porte de sortie qui permettait à la magistrature de résister. Résultat ? Pas un acquis, pas une réforme, pas même un petit avantage de procédure en retour. Le régime a pris, le barreau s'est incliné, et tout le monde est reparti avec un sourire figé. Pendant ce temps, l'ancien bâtonnier Brahim Bouderbala a été récompensé de sa docilité en troquant sa robe pour le perchoir de l'Assemblée. Comme quoi, se coucher peut mener haut – à condition d'aimer le parfum du tapis rouge. Ce soir, samedi 13 septembre, près de neuf mille avocats vont choisir leur nouveau bâtonnier. L'heure n'est plus aux communiqués sirupeux. Le scrutin dira si la profession retrouve enfin le cran nécessaire pour faire front – on se comprend, inutile de parler de pantalon et ce qu'il y a au-dessous– comme au temps de ses glorieux aînés, ou si elle préfère rester un aimable accessoire du régime, poliment rangé au vestiaire. À l'issue du vote, nous saurons si le barreau tunisien s'habille encore en noir pour la justice… ou simplement pour mieux dissimuler ses renoncements.
Episode 2 - Kaïs Saïed, historien de garde et guetteur de complots Il y a des dirigeants qui affrontent l'actualité de face, et d'autres qui la scrutent avec un rétroviseur géant. Chez nous, le président Kaïs Saïed a choisi son camp : jamais sans son manuel d'Histoire. Quand il a reçu cette semaine le ministre saoudien des Affaires étrangères, il ne parle pas économie, sécurité ou investissements, non. Il parle de l'histoire des deux pays avant et après l'indépendance et convoque… Sykes-Picot, ce traité de 1916 qui a redessiné le Moyen-Orient à la règle et au compas. Cent neuf ans ont passé, mais le chef de l'Etat voit déjà venir la suite du complot : un « nouveau Sykes-Picot » tramé par des forces obscures, forcément sionistes. Cette passion pour les archives n'est pas un accident. Qu'il s'agisse d'Omar Ibn El Khattab, de Zaqafouna ou d'un découpage colonial poussiéreux, le président lit le présent avec des lunettes du passé, persuadé que chaque événement d'aujourd'hui n'est qu'une note de bas de page dans un complot éternel. La planète bouge, mais à Carthage, on feuillette les chroniques d'antan. Et lorsque la météo s'en mêle, le récit devient carrément baroque. Souvenez-vous de la tempête Daniel en septembre 2023 : pour Kaïs Saïed, le nom choisi par les services météorologiques grecs n'était pas un simple baptême alphabétique, mais la preuve d'une infiltration « sioniste » jusque dans les cartes du ciel. Il ne s'agit pas des Juifs, précise-t-il, mais du « mouvement sioniste mondial » capable de souffler sur les nuages pour imposer ses prophètes. À l'intérieur comme à l'extérieur, tout est conspiration. Les opposants politiques sont accusés de complot contre l'Etat, les juges récalcitrants de trahison, les météorologues d'intentions bibliques. Dans cet univers, la réalité n'est jamais qu'un décor pour un scénario écrit depuis des siècles, avec Kaïs Saïed en lecteur vigilant, prêt à débusquer le piège derrière chaque rafale de vent. La Tunisie, elle, attend toujours un président qui parle d'aujourd'hui : chômage, inflation, hôpitaux qui s'effondrent. Mais comment rivaliser avec une tempête Daniel quand on a l'âme d'un archiviste persuadé que l'Histoire recommence chaque matin ?
Episode 3 - Katmandou, la jeunesse et la loi du boomerang Il paraît que les montagnes de l'Himalaya sont immuables. Pas les palais du pouvoir. Cette semaine, le Népal a rappelé qu'aucun sommet n'est trop haut pour la colère d'une jeunesse déterminée. Après plusieurs jours de répression sanglante, 51 morts et des centaines de blessés, le Premier ministre Khadga Prasad Oli et plusieurs membres de son gouvernement ont fini par démissionner. Tout est parti d'un décret de censure. Le pouvoir a cru museler la contestation en bloquant Facebook, YouTube, Instagram, WhatsApp, LinkedIn, Signal, WeChat et une vingtaine d'autres plateformes, sous prétexte de régulation. Mais derrière ce prétexte technique s'accumulaient des années de corruption, de népotisme et d'inégalités. La jeunesse, déjà ulcérée, n'attendait qu'une étincelle. En quelques heures, la rue a débordé. Les manifestants ont brisé les barrières de police, pris d'assaut le Parlement et saccagé puis incendié les domiciles de plusieurs ministres, y compris celui du premier d'entre eux. Les réseaux sociaux ont été rétablis, mais trop tard : le pouvoir avait déjà dégringolé plus vite qu'un éboulement. La leçon dépasse largement Katmandou. Quand un régime s'entête à confondre censure et contrôle, opposition et complot et quand il croit que la répression est une solution à tout, il découvre tôt ou tard que la rue a une mémoire et une patience limitées. Peu importe la latitude ou la religion : les montagnes se ressemblent, et les chutes de pouvoir aussi.
Episode 4 – De Katmandou à Ankara, même plafond de bêtise Le groupe s'appelle Manifest, un grils-band de six chanteuses turques qui remplissent des salles et font hurler de joie la jeunesse. Elles sont désormais poursuivies et interdites de voyage, bien qu'elles aient des concerts programmés partout dans le monde. Leur crime ? Des soutiens-gorges apparents, des chorégraphies pop, un public de fans qui ose scander « Droit, loi, justice » pendant les refrains. En d'autres termes, rien qu'un Etat sûr de lui ne devrait remarquer. Il n'en fallait cependant pas plus pour faire vaciller les nerfs du camp islamo-nationaliste d'Erdogan. Un conseiller du président a hurlé au scandale, traitant les chanteuses de « créatures immorales » et de « démons ». Aussitôt, le parquet d'Istanbul – toujours prompt à obéir quand la barbe fronce – a ouvert une enquête pour « exhibitionnisme » et « comportements obscènes », avec interdiction de quitter le pays. On croirait un sketch : des barbus tétanisés par quelques centimètres de tissu. Ces gardiens autoproclamés de la morale, capables de fermer un œil sur la corruption mais pas sur un soutien-gorge, tremblent devant une bretelle de satin comme s'il s'agissait d'un missile balistique. Pendant ce temps, Jennifer Lopez a twerké à Istanbul le mois dernier, sans limite d'âge et sans qu'aucun procureur ne lève un sourcil. Le courage islamiste a ses priorités et la morale islamo-nationaliste a ses caprices : une pop star américaine, c'est du prestige ; un girls band turc, c'est du danger. Que l'on bloque des réseaux sociaux au Népal ou qu'on traque un porte-jarretelles en Turquie, la leçon reste la même : les islamistes perdent leur latin dès qu'un brin de liberté effleure une épaule. Le tissu change, la géographie aussi, mais la panique reste identique – et toujours aussi ridicule.
Episode 5 - Bolsonaro, 27 ans de prison et un parfum de revanche Après l'Himalaya qui a fait tomber un premier ministre et Istanbul où un girls band terrorise les barbus, cap maintenant sur l'Amazonie. À Brasilia, ce n'est plus la jeunesse qui brûle des ministères, mais des juges en robe noire qui enflamment la démocratie. Jeudi, l'ancien président Jair Bolsonaro a été condamné à 27 ans de prison pour tentative de coup d'Etat. Un verdict que ses adversaires progressistes présentent comme « historique », mais qui ressemble furieusement à un procès réglé d'avance. Le juge principal, Alexandre de Moraes, mène la charge depuis des années contre Bolsonaro et n'a jamais caché son hostilité. Un autre magistrat siège alors qu'il a été ministre de la Justice et avocat de l'actuel président Lula, adversaire acharné du condamné. Quant à Lula, il a eu la délicatesse de qualifier Bolsonaro de tous les noms avant même que le verdict ne soit rendu. Indépendance de la justice, vous dites ? Cerise sur le gâteau, au moment des faits de janvier 2023, Bolsonaro n'était même pas au Brésil : il se trouvait aux Etats-Unis. Qu'importe, le scénario devait avancer, et les juges n'allaient pas se priver d'un symbole. Même Donald Trump, pourtant occupé à ses propres démêlés, a dénoncé une « parodie de justice » et imposé en représailles 50 % de droits de douane sur les produits brésiliens. Sur les cinq juges, un seul a pris le parti de l'ancien président. Il a démonté le dossier, dénoncé un manque de preuves et soutenu que le complot évoqué n'a jamais dépassé la « phase préparatoire ». L'argumentaire du magistrat a provoqué la colère de Lula, qui a déclaré sur le média local Band que « Bolsonaro a tenté de mener un coup d'Etat dans ce pays ». « Il y a des dizaines, des centaines de preuves », a-t-il lancé avant que les juges ne rendent leur verdict. Le pays, lui, se déchire. Dans les rues, les uns célèbrent la « victoire de la démocratie », les autres crient à l'inquisition et jurent de paralyser le pays. Entre prières évangéliques, drapeaux américains et promesses d'amnistie, la base bolsonariste se prépare à une longue guerre d'usure. Au Brésil, on appelle cela un jugement historique. Ailleurs, on parlerait d'un procès politique où la toge du juge pèse parfois plus que le bulletin de vote.