Actuellement, une bonne dizaine d'avocats croupissent injustement dans les prisons tunisiennes. Leur seul tort est de s'être opposés au régime de Kaïs Saïed. Ils n'ont rien fait de criminel pour mériter ce sort : ils ont simplement été des avocats dans le plein sens du terme. Comme le disait Nelson Mandela : « Être avocat signifie parler pour ceux qui ne peuvent pas parler eux-mêmes. » Dernier avocat à être incarcéré : Ahmed Souab, arrêté le 21 avril dans la matinée.
L'Ordre des avocats : un double scandale expédié Il a fallu attendre 24 heures pour que l'Ordre des avocats réagisse par un communiqué des plus maigres, qui frappe deux pierres d'un coup. Il dénonce à la fois les violations du droit ayant entaché le procès de l'affaire dite de complot contre la sûreté de l'Etat, ainsi que l'arrestation de l'avocat et ancien magistrat Ahmed Souab, sur la base d'accusations terroristes. Deux affaires aussi graves auraient mérité chacune un communiqué à part entière. Mais l'Ordre a réuni les deux scandales en un seul texte, comme s'il cherchait à économiser du papier ou de l'encre. « Dénoncer ne suffira pas », a réagi Marouen Achouri mercredi dernier dans sa chronique hebdomadaire. On s'attendait à davantage de courage de la part d'un Ordre qui, dans son Histoire, nous a habitués à être combatif et grand défenseur des causes justes, à commencer par les libertés et l'indépendance de la justice.
Une réponse méprisante… et aucun sursaut Ahmed Souab a été arrêté lundi. Le soir-même, Tunis a observé une manifestation spontanée de soutien. L'Ordre des avocats a publié son communiqué mardi, dans lequel il exige la libération immédiate de Me Souab ainsi que celle de tous les avocats, journalistes et professionnels des médias poursuivis ou détenus pour avoir exprimé leurs opinions, appelant au respect de la présomption d'innocence et des garanties constitutionnelles.
La réponse des autorités est venue mercredi : au lieu de relâcher Me Souab, elles ont émis un mandat de dépôt contre lui, sur instruction d'une juge controversée, réputée aux ordres. En clair, les autorités ont fait un pied de nez (ou un autre geste, je ne sais trop) à l'Ordre des avocats, aux 144 avocats présents à l'instruction, et aux milliers de Tunisiens qui soutiennent Me Souab. Qu'a fait l'Ordre, qui 24 heures plus tôt « exigeait » la libération de son affilié ? Rien. Quand quelqu'un exige quelque chose et qu'il est désobéi, le minimum est de passer à une étape supérieure. Sauf que l'Ordre n'est pas passé à une étape supérieure : il s'est contenté de se coucher.
La décadence d'un symbole national À une autre époque — celle de Béchir Essid, Lazhar Karoui Chebbi, Abdessatar Ben Moussa, Abderrazak Kilani ou Chawki Tabib — l'Ordre aurait convoqué une assemblée générale extraordinaire, serait monté au créneau et aurait décrété une grève générale. Il aurait organisé une manifestation grandiose ; ses membres auraient envahi les plateaux de télévision et de radio, nationales et internationales, pour rappeler que l'Ordre tunisien des avocats est une composante essentielle des forces politiques du pays. Que ce soit sous Bourguiba, sous Ben Ali ou sous la troïka, l'Ordre des avocats a toujours été combatif, offensif, militant, résistant. Il a toujours été défenseur des libertés, des droits, de l'indépendance des magistrats et des avocats. Il a toujours été un acteur de premier plan, toujours sur le devant de la scène, jamais relégué aux coulisses. L'Ordre des avocats a toujours été une fierté nationale, voire même internationale, lorsqu'il reçut le prix Nobel de la paix en 2015. Comment se fait-il qu'en à peine dix ans, le récipiendaire du Nobel soit devenu un simple valet d'un régime autocratique ? Comment se fait-il qu'un géant se transforme en nain en si peu de temps ? Comment se fait-il que le lion se métamorphose en chaton ?
Une justice aux ordres, des avocats en danger Les prisonniers politiques se comptent par dizaines. De l'avis même des magistrats, la justice tunisienne est aux abois et ne jouit plus de son indépendance. L'arrestation d'Ahmed Souab est intervenue précisément parce qu'il dénonçait cette justice aux ordres et l'épée tenue au-dessus de la tête des magistrats. Les premiers à pâtir de cette situation, ce sont les avocats, puisqu'ils sont les premiers face aux juges pour défendre leurs clients. Comment peuvent-ils assurer la défense de leurs clients s'ils savent, dès le départ, que ces juges sont soumis à l'exécutif ou terrorisés par son despotisme ?
Quand la peur neutralise la justice La situation dramatique de la justice tunisienne est causée par le régime de Kaïs Saïed, qui a réussi à mettre les magistrats à ses pieds. Mais est-ce la force de Kaïs Saïed ou la faiblesse de ses adversaires qui a conduit à cela ? On accable souvent les juges pour s'être aplatis devant le régime, pour ne pas avoir eu le courage de résister à l'ingérence du pouvoir exécutif. Mais que peuvent-ils faire quand ce pouvoir a dissous leur Conseil supérieur de la magistrature, et qu'en fin de mois, ils dépendent financièrement de ce même pouvoir ? Les juges, comme tout citoyen, ont des familles à nourrir, des crédits à payer, des charges fixes. On peut légitimement attendre d'eux qu'ils résistent — c'est le sens même de leur fonction — mais concrètement, que peuvent-ils faire ?
Résister… au prix de tout perdre Quelques juges ont dit non. Que leur est-il arrivé ? Les uns ont été mutés à des centaines de kilomètres ; d'autres ont été mis dans des placards ; d'autres encore ont été révoqués. Le tribunal administratif a ordonné leur réintégration, mais le pouvoir a refusé d'exécuter les décisions judiciaires. Le résultat est là : aujourd'hui, des dizaines de magistrats sont sans revenu depuis des années. La solution pour eux aurait été, comme toujours, de rejoindre l'Ordre des avocats.
Le double jeu honteux de l'Ordre des avocats Sauf que voilà : l'Ordre des avocats a refusé de les intégrer. Et c'est là que commence tout le sale jeu qu'il observe depuis deux ans. Les magistrats sont prêts à résister à condition d'avoir un filet de sécurité. Or, non seulement leur propre corporation ne les protège plus, mais en plus, le barreau leur ferme ses portes. Pour justifier son refus d'intégrer les magistrats révoqués, l'Ordre avance, en toute mauvaise foi, qu'ils ne sont pas véritablement révoqués puisqu'ils ont été réintégrés par le tribunal administratif. Sauf que ces magistrats ne peuvent pas retrouver leur poste — l'Etat refusant d'appliquer les jugements — ni intégrer le barreau qui les considère toujours, juridiquement, comme « non révoqués ». C'est le serpent qui se mord la queue.
Quand vingt mille dinars n'ouvrent pas de portes Le sale jeu de l'Ordre ne s'arrête pas là. Il refuse systématiquement l'intégration des magistrats démissionnaires ou partis à la retraite. Est-ce illégal ? Peut-être. Mais pour trancher, il faut saisir la cour d'appel, dans une procédure qui dure plusieurs mois, parfois plus d'un an. Parenthèse instructive : avant d'espérer rejoindre le barreau, les magistrats doivent verser la coquette somme de vingt mille dinars. L'Ordre accepte bien volontiers cet argent… sans pour autant permettre l'entrée de ceux qui ont payé. Un comble de cynisme et de mauvaise foi.
L'Ordre des avocats : de la fierté au déshonneur Aujourd'hui, le barreau tunisien est une honte. Et cette déchéance n'a pas commencé avec l'actuel bâtonnier Hatem Mziou, mais bien avant, sous Brahim Bouderbala. Selon des rumeurs insistantes, ce dernier continue de murmurer dans l'oreille de son successeur. Me Mziou a vu comment Bouderbala a utilisé le bâtonnat comme tremplin pour devenir président du Parlement. Peut-être espère-t-il, lui aussi, une carotte quelconque de la part du pouvoir. Peu importe ses motivations : le fait est que Me Mziou s'est aplati et a entraîné derrière lui quelque huit mille robes noires. L'Histoire du barreau retiendra ces deux mandats comme étant les pires. Non pas parce que le pouvoir est devenu autocratique ou parce que les bâtonniers étaient faibles, mais parce que ces deux bâtonniers ont sciemment choisi l'aplatissement. Par intérêt personnel. Ainsi, un Ordre qui fut jadis un acteur prestigieux et respecté est devenu un valet servile. Un Ordre complice d'un régime autocratique. Un Ordre qui dessert non seulement ses avocats, mais aussi toute la justice tunisienne, ses magistrats et ses justiciables.