Des verdicts surréalistes dans l'affaire du complot contre l'Etat, arrestation abusive d'une grande figure du Barreau, la répression durcit en Tunisie. C'est la fuite en avant d'un régime aux abois. L'image est insupportable. Ahmed Souab, grande figure du barreau et ancienne grande figure de la magistrature administrative, est pris en photo menottes aux poignets. De quoi déchaîner la colère de milliers de Tunisiens sur les réseaux sociaux qui partagent immédiatement la photo infâmante. Des centaines la mettent carrément en photo de profil dont le chroniqueur-vedette Haythem El Mekki aux 216 mille followers. Le mandat de dépôt émis mercredi 23 avril 2025 vient suite à une phrase et un geste malheureux de M. Souab affirmant que le juge chargé de l'affaire du complot contre l'Etat a le couteau sous la gorge. Joignant le geste de la main sous la gorge à la parole, c'était suffisant pour l'arrêter à son domicile, le mettre en garde à vue pour 48 heures dans un premier temps et sous mandat de dépôt ensuite.
Une justice calibrée pour les dossiers sensibles Les propos d'Ahmed Souab sont anodins, il parlait au second degré comme il a toujours eu l'habitude de le faire. La gestuelle n'a rien d'exceptionnel, c'est juste un réflexe méditerranéen. Au Nord comme au Sud de la grande mare, on parle avec les mains. Mais ce n'est ni l'avis du parquet, ni celui de la juge d'instruction qui n'est pas à sa première affaire impliquant une personnalité nationale. Elle a déjà eu à traiter un des dossiers de l'avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani et un des dossiers de l'ancien ministre des droits de l'Homme, Mehdi Ben Gharbia, tous deux en prison. Pour certaines affaires, le parquet sait très bien qui mandater. Les propos d'Ahmed Souab étaient pour dénoncer les conditions de déroulement du procès de complot contre l'Etat qui n'a pas respecté pas les minima des conditions ordinaires d'un procès. Les peines prononcées allant jusqu'à 66 ans de prison contre les prévenus (majoritairement des opposants politiques) étaient surréalistes et ne concordaient pas avec les faits.
Une mécanique bien huilée Depuis le début de l'année, chaque semaine apporte son lot d'arrestations, de procès iniques ou de décisions judiciaires contestables. À mesure que le pouvoir vacille politiquement et s'enlise économiquement, le régime serre l'étau. Et la justice, loin d'apparaître comme un rempart, se transforme peu à peu en instrument d'oppression. Ce que dénonçait Ahmed Souab, avec sa verve habituelle et son humour grinçant, ce n'est pas seulement l'illégalité d'un procès, mais l'effondrement d'un Etat de droit. Il ne faisait que pointer ce que des centaines d'observateurs et de citoyens perçoivent désormais : une justice qui se rend au nom de l'exécutif, une scène politique criminalisée, et une opinion publique bâillonnée.
Une stratégie du choc Les verdicts dans l'affaire du complot contre l'Etat ne sont pas seulement sévères : ils sont exemplaires, au sens où le pouvoir les utilise comme un avertissement. Derrière chaque peine disproportionnée se cache un message : ne parlez pas, ne contestez pas, ne critiquez pas. Les citoyens ordinaires, les avocats, les journalistes, les ex-ministres… nul n'est à l'abri. Et pour que le choc soit total, il faut l'image. Celle d'Ahmed Souab menotté n'est pas un dérapage. C'est un coup de com', sinistre, mais stratégique. Elle est destinée à terroriser ceux qui doutent encore, à dissuader ceux qui voudraient s'exprimer, à humilier une figure emblématique pour en faire un exemple.
L'effet domino Cette séquence judiciaire ne s'arrête pas à Souab. Sonia Dahmani, Mehdi Ben Gharbia, les prévenus du procès du complot, les jeunes blogueurs, les instagrameurs et les syndicalistes arrêtés dans les régions… tous sont les maillons d'un même enchaînement. L'effet domino est enclenché. Et il semble irréversible.
La juge en charge, régulièrement désignée pour ces affaires à forte portée symbolique, est-elle un rouage docile ou une exécutante zélée ? Peu importe, au fond. Car ce n'est plus le droit qui guide les décisions, mais une logique politique brutale : il faut faire peur, il faut punir, il faut montrer que le pouvoir est fort, n'a pas peur des polémiques et ne cède pas aux pressions.
Jusqu'où ira l'Etat ? La question n'est plus de savoir si le régime tunisien dérive, mais jusqu'où il ira. Chaque arrestation injuste, chaque procès biaisé, chaque photo humiliante devient un clou de plus dans le cercueil de l'Etat de droit. L'opinion publique, elle, observe, réagit, mais n'a plus les moyens d'agir. Elle est matraquée, divisée, apeurée. Mais à force d'humilier ses figures morales, de museler ses penseurs, d'enfermer ses opposants, le régime prend un risque immense : celui de fracturer durablement la société. Et de précipiter sa propre chute. Car l'Histoire l'a prouvé : aucun régime ne survit éternellement à la peur qu'il instille.
Soudain, Kaïs Saïed devient hyper actif Face à la polémique et à la répression, le président de la République agit comme si de rien n'était. Comme s'il n'était pas concerné. Depuis lundi, le compte officiel de la présidence publie quotidiennement les activités du chef de l'Etat. Chose très inhabituelle : avant la dernière vague de répression, on comptait rarement plus de deux apparitions présidentielles par semaine. C'est un peu comme si l'on voulait dire : « Le président continue à gérer le pays pendant que vous vous plaignez dans le vide. » À première vue, Kaïs Saïed semble concentré sur les questions économiques, notamment financières. En une semaine, il a reçu trois fois sa cheffe du gouvernement et sa ministre des Finances. Le 16 et le 23 avril, il les a réunies toutes les deux ensemble. Et le 21 avril, il les a reçues séparément : d'abord la cheffe du gouvernement seule, puis la ministre des Finances accompagnée du gouverneur de la Banque centrale. La présidence cherche ainsi à projeter l'image d'un président absorbé par les affaires du pays, comme si le séisme judiciaire qui secoue l'opposition et scandalise une partie de l'opinion publique ne le concernait pas.
Une présidence qui fuit ses responsabilités À force de multiplier les apparitions sans dire un mot sur la répression qui secoue le pays, Kaïs Saïed donne l'image d'un président retranché dans une bulle d'autosatisfaction. Comme si le sort des magistrats, des avocats, des opposants politiques ou même des citoyens ordinaires injustement arrêtés ne méritait ni un mot, ni un regard. Cette fuite en avant médiatique ressemble moins à une maîtrise de la situation qu'à un aveu d'impuissance, voire de déni. L'acharnement judiciaire, les procès politiques, les peines extravagantes : tout cela se déroule sous son mandat, dans son silence, avec sa bénédiction implicite. Et pendant que le peuple suffoque sous le poids de l'injustice, le président, lui, fait mine de respirer à pleins poumons. Jusqu'à quand ?