Dans un monde où les temps s'entrecroisent et où les cartes du pouvoir ondulent sans cesse, la confusion entre la position et le positionnement reflète notre incapacité à distinguer ce que la nature octroie de ce que la volonté forge. La position relève du destin géographique, tandis que le positionnement procède du choix, de la conscience et de la construction du destin. Cette confusion n'est pas qu'un simple problème linguistique : elle nous prive d'une compréhension fine des mécanismes de la politique internationale contemporaine. Si la position renvoie essentiellement à une donnée géographique fixe – un pays situé au carrefour de routes maritimes, au cœur d'un continent, ou en marge des axes commerciaux mondiaux –, le positionnement transcende cette donnée naturelle pour devenir un acte volontaire et une construction politique réfléchie. C'est précisément là que réside le passage décisif du fatalisme géographique à l'action diplomatique. Considérons, par exemple, comment la position du canal de Suez a conféré à l'Egypte une valeur stratégique exceptionnelle, comment le détroit de Malacca a fait de l'Indonésie un maillon central du commerce énergétique asiatique, tandis que le détroit de Gibraltar a transformé l'Espagne et le Maroc en points de passage incontournables entre la Méditerranée et l'Atlantique. Il s'agit là de positions géographiques, mais leur exploitation véritable exige un positionnement politique avisé. Pour reprendre l'analyse de Pierre Bourdieu sur les dynamiques des champs sociaux : si la position constitue « la place dans le champ », le positionnement représente « l'attitude » avec tous les calculs, enjeux et conflits qu'elle porte. Cette distinction fondamentale ouvre de nouvelles perspectives pour appréhender la formation et l'exercice du pouvoir dans le système international.
L'architecture du positionnement dans le système international À travers l'histoire contemporaine, les stratégies des Etats pour définir leur rang mondial se sont diversifiées. On peut identifier quatre modèles principaux qui ont gouverné les choix de la plupart des acteurs internationaux :
Premier modèle : Le positionnement idéologique – quand la doctrine prime sur l'intérêt Ce modèle représente l'une des formes les plus anciennes de positionnement à l'époque moderne, où les Etats s'alignent derrière des puissances partageant leur vision intellectuelle ou doctrinale. Durant la guerre froide, nous avons vu des régimes arabes s'aligner sur Moscou au nom du socialisme, tandis que des régimes d'Amérique latine choisissaient de se placer sous la protection de Washington sous la bannière de la lutte anticommuniste. Cette logique ne s'est toutefois pas éteinte avec la fin de la guerre froide. Plus récemment, le Venezuela de Chávez a construit son positionnement sur la base de l'opposition au modèle néolibéral, s'alliant à Cuba et aux mouvements de gauche à travers le continent latino-américain. L'expérience vénézuélienne a néanmoins révélé les insuffisances fondamentales de ce type de positionnement. Le problème central du positionnement idéologique réside dans son obsession de la fidélité doctrinale au détriment de la lecture des transformations réelles et de l'adaptation à celles-ci. Les Etats qui se sont enfermés dans un camp idéologique déterminé se sont généralement montrés incapables d'anticiper les mutations économiques ou de répondre aux aspirations évolutives de leurs peuples. Comme l'a souligné Edgar Morin dans son analyse des mécanismes de la complexité, réduire la complexité du monde à des catégories simplificatrices conduit inéluctablement à une incapacité de compréhension, et par conséquent à une fragilité structurelle face aux défis de l'avenir.
Deuxième modèle : Le positionnement stratégique – les enjeux du commerce et de l'économie À l'inverse, d'autres Etats préfèrent asseoir leur statut sur des fondements économiques et commerciaux solides, à distance des considérations idéologiques. Le Qatar offre un exemple saillant de cette approche, ayant forgé sa présence mondiale par la garantie de ses exportations gazières et l'investissement massif dans les centres financiers occidentaux. De manière similaire, Singapour ne s'est pas contentée de sa position géographique privilégiée sur les lignes de navigation mondiales, mais a créé un positionnement unique comme plateforme financière et technologique mondiale. Ce type de positionnement, malgré son efficacité apparente, recèle néanmoins des risques sérieux. Toute crise économique majeure chez le partenaire principal peut rapidement se muer en choc local dévastateur. La crise financière de 2008 illustre parfaitement comment l'interdépendance économique peut basculer d'un atout stratégique à un fardeau menaçant la stabilité interne.
Troisième modèle : Le positionnement pragmatique – l'art de danser sur les cordes Au sein de ce spectre d'options, d'autres Etats ont choisi une troisième voie fondée sur la flexibilité et l'adaptation aux variables, sans enfermement dans un moule idéologique ou économique rigide. La Turquie illustre parfaitement cette approche pragmatique : membre de l'OTAN, partenaire de Moscou dans le domaine énergétique, et acteur indépendant au Moyen-Orient. Cet équilibre délicat entre « un pied ici et l'autre là-bas » ne constitue pas une contradiction, comme il pourrait sembler à première vue, mais un calcul rationnel visant à maximiser les options et minimiser les risques. Le positionnement pragmatique exige toutefois une diplomatie active et continue, ainsi que ce que les psychologues cognitifs nomment « l'intelligence adaptative », c'est-à-dire la capacité de transformer l'incertitude, d'obstacle qu'elle est, en ressource stratégique. Cette approche requiert également une prospective à long terme et une vision claire des intérêts nationaux, faute de quoi elle se transforme rapidement en opportunisme à court terme qui perd le cap. L'Inde propose un autre modèle fascinant dans ce contexte. D'un côté, elle entretient un partenariat étroit avec les Etats-Unis dans les domaines technologique et défensif, de l'autre, elle préserve des relations historiques solides avec la Russie, tout en s'engageant dans de vastes partenariats économiques avec la Chine malgré les différends frontaliers persistants. Cet équilibre complexe a fait de l'Inde un acteur émergent difficile à marginaliser dans le système international multipolaire.
Quatrième modèle : Le positionnement contraint – quand la géographie impose ses limites À l'opposé, certains Etats ne jouissent pas du luxe du choix : leur position géographique ou leurs circonstances historiques leur imposent une dépendance quasi totale envers une puissance régionale ou mondiale. La Biélorussie se trouve prise dans l'orbite russe, sans capacité réelle de s'en détacher sans payer un prix exorbitant. L'Ukraine a payé, et continue de payer, un tribut sanglant pour sa tentative de sortir de ce positionnement contraint entre l'Est et l'Ouest. Ces situations rappellent ce qu'écrivait Sartre sur la liberté sous l'Occupation nazie en France : « Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'Occupation », signifiant que l'acte libre se révèle parfois au cœur de la contrainte la plus forte. Mais à l'échelle étatique, la dépendance structurelle envers un voisin plus puissant étouffe souvent toute possibilité de décision indépendante ou de développement naturel.
Les risques latents et les enseignements L'examen de ces différents modèles révèle que chaque type de positionnement porte en lui les germes de sa faiblesse autant que de sa force. L'idéologie, par nature, demeure aveugle aux changements et résiste à l'adaptation au réel nouveau. La dépendance économique reste otage des crises extérieures et des chocs imprévisibles. Le pragmatisme exige une vigilance permanente et une haute compétence diplomatique pour ne pas sombrer dans l'opportunisme à courte vue. Enfin, le positionnement contraint étouffe la souveraineté décisionnelle et limite les possibilités de développement autonome. De là ressort l'importance cruciale de la distinction entre position et positionnement : la position géographique privilégiée, quelle que soit sa valeur stratégique, ne garantit rien sans politique extérieure consciente et capacité d'adaptation. Inversement, la marginalité spatiale ne constitue pas un arrêt de mort géopolitique définitif si le pays réussit à forger un positionnement intelligent exploitant ses forces relatives.
Le monde contemporain : l'ère du pragmatisme nécessaire Avec l'aube du XXIe siècle et le recul du système bipolaire accompagné de l'émergence de nouvelles puissances moyennes sur la scène internationale, l'alignement idéologique rigide et la dépendance économique totale ne suffisent plus à garantir survie et prospérité. Dans ce contexte mouvant, le pragmatisme intelligent apparaît comme l'option la plus appropriée pour traiter la complexité croissante du système international. Les Emirats arabes unis ont offert ces dernières années un exemple remarquable de cette approche : partenariat stratégique avec Washington en matière de sécurité et de défense, coopération économique étendue avec Pékin dans le cadre de l'initiative « Belt and Road », coordination avec Moscou dans les secteurs énergétique et d'investissement. Cette multiplicité d'alliances et de partenariats ne traduit ni confusion ni contradiction des positions, mais ce que l'on peut qualifier de « pluralité d'alliances fonctionnelles » offrant une marge plus large d'autonomie et de manœuvre. Cette approche croise manifestement le concept de « modernité liquide » développé par le sociologue Zygmunt Bauman : un monde en transformation permanente, prompt au changement, où ne survivent que ceux qui maîtrisent l'art de naviguer entre les courants différents sans se laisser aveuglément entraîner par aucun d'entre eux. Le Brésil, de son côté, a également choisi une politique pragmatique équilibrée : membre actif du groupe BRICS, partenaire commercial majeur de la Chine, et allié simultané des Etats-Unis dans les domaines sécuritaire et des énergies renouvelables. Ce positionnement équilibré lui a permis de jouer le rôle de trait d'union entre le Nord et le Sud, entre l'Occident et le monde en développement, renforçant ainsi son statut régional et international.
La souveraineté à l'ère de la fluidité mondiale La distinction entre position et positionnement ne relève pas du simple luxe académique ou linguistique, mais constitue une clé essentielle pour comprendre les dynamiques de souveraineté dans notre monde contemporain. La position géographique privilégiée, quelle que soit sa valeur naturelle, ne suffit pas à elle seule en l'absence de diplomatie intelligente et de vision stratégique claire. À l'inverse, la marginalisation spatiale ou l'espace géographique restreint ne condamnent pas nécessairement un pays à l'effacement de la scène internationale, s'il réussit à élaborer un positionnement indépendant et novateur. Dans un monde en perpétuel éclatement, où alliances et intérêts se modifient sans répit, le pragmatisme calculé apparaît comme un choix réaliste et sage, conciliant les impératifs d'indépendance nationale et les exigences d'engagement positif dans le système international. La souveraineté au XXIe siècle ne signifie plus l'isolement ou l'alignement aveugle, mais l'art du mouvement habile dans un espace complexe et multidimensionnel.