Il y a trois ans, jour pour jour, le décret-loi 54 relatif aux infractions liées aux systèmes d'information et de communication était publié au Journal officiel. Présenté comme une garantie contre les fausses nouvelles et les rumeurs, il devait renforcer la lutte contre la cybercriminalité et protéger la sécurité nationale. Or, en trois ans, le texte s'est imposé comme un symbole de dérive répressive. Loin d'être un rempart contre les intox, il est devenu une véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus des journalistes, avocats, militants et simples citoyens.L'article 24, cœur du dispositif, punit de cinq ans de prison et de 50.000 dinars d'amende la diffusion de fausses nouvelles ou rumeurs. Utilisé de manière extensive, il a ouvert la voie à une vague de poursuites. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) dénombrait, en janvier dernier, 24 affaires visant des journalistes, dont sept directement initiées par le ministère public. « Nous faisons face à cinq peines privatives de liberté liées à des crimes de publication », a déclaré Zied Dabbar, président du SNJT, en référence à Sonia Dahmani, Mohamed Boughalleb (depuis libéré), Mourad Zeghidi, Borhen Bsaïes ou encore Chadha Haj Mbarek. « Ce décret place chaque journaliste et citoyen dans une situation de liberté conditionnelle », a-t-il ajouté. En janvier 2025, le SNJT, l'Ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (LTDH) ont organisé une conférence de presse pour dénoncer le texte. Les trois organisations ont décrit un climat de « peur et de terreur », dans lequel « chaque publication constitue une menace réelle ». Hassen Toukebri, secrétaire général de l'Ordre des avocats, a qualifié le décret de « menace fatale » contre les libertés fondamentales. Bassem Trifi, président de la LTDH, a fustigé une « autorité sourde » face aux appels répétés à sa révision et dénoncé l'emprisonnement de centaines de jeunes, blogueurs et activistes pour de simples opinions. Selon lui, le décret viole également le respect des données personnelles en permettant des saisies arbitraires de téléphones. Sous les pressions, plusieurs députés ont pris conscience de l'ampleur du problème. Le 2 juillet 2025, la commission de la législation générale a examiné une initiative parlementaire visant à réviser le décret-loi 54. Ses auteurs ont souligné la nécessité d'adapter le texte à la Constitution de 2022 et à la Convention de Budapest sur la cybercriminalité, ratifiée en février 2024. Ils ont pointé des articles violant le principe de proportionnalité et entrant en contradiction avec d'autres lois encore en vigueur. « Près de soixante députés, soit la moitié de l'ARP, revendiquent une modification du décret », a rappelé Zied Dabbar, accusant la présidence de l'Assemblée, dirigée par Brahim Bouderbala, de bloquer toute avancée. Pour plusieurs juristes, le décret 54 souffre d'un vice de forme. Adopté unilatéralement en septembre 2022, avant la création de l'actuelle ARP, il a été promulgué sans consultation ni processus participatif. Or, selon la Constitution de 2022, les textes touchant aux libertés et aux droits fondamentaux relèvent de la loi organique, et non d'un décret. En outre, l'article 75 stipule que l'information, la presse et les droits humains doivent être encadrés par une loi votée au Parlement. De ce point de vue, le décret 54 est non seulement liberticide mais aussi anticonstitutionnel. Trois ans après sa promulgation, le décret 54 a perdu toute légitimité. Entre condamnations de journalistes, autocensure massive et instrumentalisation du pouvoir judiciaire, il est devenu l'emblème d'une régression des droits et libertés en Tunisie. La révision, voire la suppression de son article 24, apparaît aujourd'hui, pour plusieurs observateurs, comme une nécessité impérieuse.