Le nom ne dira absolument rien du tout à la plupart d'entre vous, et c'est normal. Je dirai même que c'est tant mieux. Mais il faut savoir que l'on parle d'une personnalité qui jouit, ou plutôt jouissait, d'une certaine envergure locale, voire régionale. Sahtout était un devin qui prétendait être en contact avec les démons, les Autres qui appartiennent à l'autre monde. Il faisait son pain en monnayant les services habituels destinés à trouver un mari ou une femme, débarrasser une personne du mauvais œil et autres charlataneries du genre. Il prétendait également pratiquer la magie et même guérir des maladies que la médecine scientifique n'arrivait pas à soigner, évidemment.
Une fin tragiquement banale Le devin, qui exerçait depuis des décennies, est donc mort à l'âge de près de 85 ans. Ce ne fut pas des suites d'un glorieux combat contre les forces du mal ni lors d'un exorcisme le mettant aux prises avec un puissant démon. Sahtout est mort en ingurgitant par accident un insecticide puissant. Les accidents, ça arrive. Dès que c'est arrivé, on l'a transporté à l'hôpital local de Sidi Amor Bouhajla, son fief, pour tenter de le sauver, mais il était déjà trop tard. Le décès tragique de Sahtout a résonné dans tout le gouvernorat de Kairouan. C'est qu'il avait une riche clientèle et même des gens qui venaient le voir de l'étranger. Beaucoup croyaient en son pouvoir divinatoire et au fait qu'il était en contact avec certaines forces. Malheureusement, les charlatans comme Sahtout existent en nombre, et un autre aura vite fait de le remplacer sur ce juteux marché de la divination et de la magie.
Entre modernité et superstitions En Tunisie, nous nous targuons d'être un peuple soi-disant éduqué et supérieur aux autres. D'ailleurs, un jour il faudra conduire une sérieuse étude sur les origines de cette croyance selon laquelle les Tunisiens seraient exceptionnels. Nous évoquons souvent notre maîtrise des langues et le fait que la Tunisie forme des « cerveaux », comme si c'était le seul apanage de notre pays. Et en parallèle à tout cela, la majorité des Tunisiens croit dur comme fer aux charlatans, à la magie, aux démons et aux sorts. Sahtout est loin d'être un phénomène isolé, il y en a partout en Tunisie et ils sont tous prospères puisque le peuple fait appel aux charlatans et aime les consulter et leur donner tant de pouvoir sur eux. On parle d'intelligence artificielle, de progrès, de révolution numérique, et en même temps nous avons des millions de personnes qui croient que Mongia peut être possédée par un djinn amoureux et que Soulef a jeté un sort à Mahmoud pour en faire un mari soumis. De grands hommes ont fait de grands sacrifices pour généraliser l'éducation en Tunisie. Avec nos maigres moyens, nous sommes parvenus à créer quelque chose. Mais depuis quelques décennies, pas seulement la noire ni la rose qui entame sa sixième année, c'est arrière toute ! De manière générale, le charlatanisme, le mensonge et la bassesse n'ont jamais été aussi décomplexés dans notre pays. L'existence et la pérennité des Sahtout qui existent partout en Tunisie doivent nous questionner sur la réalité affligeante de ce peuple que certains considèrent comme « grand ». La nation est grande, son peuple pas toujours. Et il faut dire qu'on lui en a servi, à ce peuple, des diatribes interminables sur sa grandeur, sur le fait qu'il avait « atteint la maturité nécessaire » un certain 7 novembre 1987 ou qu'il avait « ébahi le monde ». Alors que la réalité est bien différente de ces envolées lyriques pétries de populisme. D'ailleurs, l'une des légendes urbaines les plus communes affirme que les présidents tunisiens et même leurs homologues étrangers ont aussi recours, dans le secret évidemment, aux services des voyants et des devins. Il s'agit d'un peuple qui, en grande majorité, sait lire et écrire, mais qui n'est pas forcément éduqué et encore moins cultivé.
Descendre du piédestal Les charlatans et les escrocs existent partout dans le monde et il n'y a pas qu'en Tunisie que certains prétendent être en contact avec l'au-delà ou avec des forces obscures. Mais la Tunisie fait partie des rares pays où la croyance en ce genre de mythes est largement partagée et même admise. Il s'agit d'un peuple bercé par des illusions entretenues par les différents régimes qui ont gouverné le pays. Des illusions selon lesquelles nous serions les plus éduqués, les plus intelligents, ceux qui s'en sortent dans n'importe quelle situation. Alors que la réalité, visible à l'œil nu, c'est que nous sommes un peuple incivil, qui salit de plus en plus chaque jour un si beau pays, intolérant, conformiste et réactionnaire. Il existe, évidemment, des exceptions à cela, comme partout ailleurs. La Tunisie en a produit des grosses têtes, des scientifiques, des artistes de génie et de grands sportifs. Il faut juste admettre que les autres pays en ont produit aussi et descendre de ce piédestal imaginaire installé sur un monticule d'ordures. Tant que les Sahtout auront une telle présence dans notre société, il vaut mieux se montrer humble.