« Les universités reproduisent souvent les structures de pouvoir de la société, au lieu de les remettre en question. » — Noam Chomsky La « fuite en avant » du doctorat L'université tunisienne, loin de se limiter à transmettre le savoir, s'enferme dans un cadre de pouvoir qui privilégie sa propre reproduction au détriment de sa mission éducative. Le doctorat, censé former l'élite, devient une fuite en avant face au chômage : plus on est au chômage, plus on poursuit des études longues, parfois inutiles face à un marché du travail saturé. Avec un taux de chômage des diplômés de l'enseignement supérieur autour de 23,5 % et 69 % pour les titulaires d'un doctorat, beaucoup prolongent leurs études comme on prolonge une dose, espérant qu'un diplôme supplémentaire augmentera leurs chances. Résultat : des années de thèses et de publications, mais souvent des emplois précaires ou inexistants. Paradoxalement, au lieu d'émerger comme un moteur de la nation, cette masse de docteurs frustrés tend à s'organiser en groupe corporatiste ou syndical, défendant ses droits légitimes mais sans réelle capacité de transformation collective.
Les doctorants comme « produit » du système Si l'université était une usine, ses doctorants seraient sa matière première. Le surbooking transforme nos facultés en ateliers de production pour enseignants-chercheurs, plutôt qu'en lieux d'émancipation. Chaque thèse, chaque publication alimente directement le prestige et les financements de l'institution, souvent sans tenir compte de l'avenir professionnel du doctorant. Le laboratoire ressemble à une chaîne de montage : cinquante doctorants travaillent sur des projets qui servent surtout à produire des articles et des rapports pour les encadrants. Le doctorant devient un vecteur de production, consommé par la machine académique. De ce mécanisme naît un cercle vicieux : plus l'université a besoin de prestige et de publications, plus elle produit de doctorants ; plus elle les produit, plus elle les utilise comme main-d'œuvre ; et plus elle les utilise, moins elle remplit sa véritable mission : former des citoyens et des acteurs utiles à la société.
Données tunisiennes et logique salariale En Tunisie, l'université ne semble réclamer de valorisation que par une hausse des salaires, plutôt que par un meilleur encadrement, des conditions de travail pour les doctorants ou une ouverture vers le monde professionnel. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : - Nombre de doctorants 2023-2024 : 69 639 - Taux de chômage des diplômés supérieurs : 23,5 % - Taux de chômage des titulaires de doctorat : 69 % Depuis 2011, le secteur éducatif tunisien a connu de nombreux mouvements sociaux : - En octobre 2013, 83 préavis de grève ont été déposés, touchant 56 entreprises privées et publiques. Ainsi, au lieu de corriger les dysfonctionnements structurels, la revendication salariale devient une substitution symbolique : l'université affirme sa valeur en termes financiers, mais laisse inchangé le système qui produit le chômage et transforme les doctorants en main-d'œuvre captive.
Cadre de pouvoir et idées des auteurs L'université, censée former l'élite du pays, se retrouve dans une situation paradoxale : une partie importante des doctorants qu'elle produit n'a finalement qu'un rôle limité dans la société. Pierre Bourdieu l'avait prédit : le système favorise certains profils et marginalise d'autres, transformant des doctorants compétents en instruments de prestige pour les enseignants plutôt qu'en acteurs autonomes. Edgar Morin souligne que cloisonner les disciplines réduit la capacité des étudiants à penser globalement et à agir efficacement dans le monde réel. Résultat : beaucoup de jeunes chercheurs produisent des travaux théoriques qui n'ont que peu d'impact concret. Dans ce contexte, la moitié des doctorants formés semblent être « bons à rien ». Chomsky rappelle que l'université tend à reproduire les structures de pouvoir existantes. Les postes, financements et opportunités restent dans les mêmes réseaux, verrouillant l'accès aux outsiders. Le doctorat, censé être un chemin vers l'émancipation intellectuelle, devient un outil pour maintenir le statu quo. Au final, ce qui devrait être un devoir académique — former des citoyens et des acteurs compétents — glisse vers ce qui ressemble à un corporatisme.
Responsabilité envers la prochaine génération Un peuple doit accorder une attention majeure à l'éducation et à la formation, non seulement pour sa propre prospérité, mais pour préparer la génération suivante. Aujourd'hui, l'université tunisienne produit des doctorants en masse, souvent incapables d'intégrer le monde professionnel. Si nous continuons à les traiter comme de simples instruments, nous transmettons un héritage de dépendance, d'inutilité et de frustration.
Conclusion Dans ce cercle clos, la médiocrité produit une médiocrité encore plus intense. Chaque génération reproduit les mêmes mécanismes, enfermant l'université dans une spirale descendante où le pouvoir interne et le corporatisme l'emportent sur la mission éducative. Pour sortir de ce cercle vicieux : - Réformer les structures de pouvoir et valoriser la qualité plutôt que la quantité. - Ouvrir les doctorants au monde professionnel et à l'interdisciplinarité. - Encourager l'autonomie, la créativité et la contribution réelle à la société.