Par Ilia TAKTAK KALLEL Enseignante-chercheure à l'ESC Tunis (Université de La Manouba) La question de l'employabilité des diplômés de l'enseignement supérieur préoccupe au plus haut point notre société. C'est qu'il y va de l'avenir de toute une génération dont on craint qu'elle n'arrive pas à s'accomplir, et qu'elle vive des frustrations. Le phénomène du chômage, que toutes les sociétés affrontent, aujourd'hui, de façon structurelle, et lequel a été rendu encore plus aigu et dramatique avec la crise, se décline néanmoins avec quelques spécificités dans notre pays‑: s'il touche de façon particulièrement prononcée certaines filières (droit, études littéraires, économie et gestion) et est accentué par la très forte scolarisation des filles, il convient de signaler également que, dans le contexte tunisien, les entreprises continuent à avoir des besoins massifs en certains profils, besoins qu'elles ont souvent du mal à combler. Il y a donc un problème manifeste de rencontre entre offre et demande sur le marché du travail. La Tunisie qui a fait le pari de l'éducation s'intéresse de plus en plus au sort de ses jeunes qui risquent d'y laisser leur confiance en soi et en l'avenir. Aussi, tous les efforts convergent-ils vers la résolution de cette problématique socioéconomique de taille : incitations aux entreprises, contrats d'insertion professionnelle favorisant un premier emploi, encouragement de la création d'entreprises…, pour ce qui est des mesures directes ; refonte du système éducatif et travail en profondeur sur les mentalités profondes pour ce qui est des mesures indirectes, mais lesquelles constituent un effort de fond et de longue haleine. En ma qualité d'universitaire, je m'attarderai sur ce dernier aspect, ayant la possibilité de constater dans les faits que l'éducation constitue actuellement un champ en perpétuelle reconstruction. En l'occurrence, la réforme universitaire et le basculement dans le régime LMD affichent explicitement l'ambition de favoriser l'employabilité des diplômés du supérieur, le raisonnement sous-jacent étant que les formations doivent être, pour une large partie, justifiées — dans leur conception et dans leur mise en œuvre — par une demande existant sur le marché, d'où d'ailleurs le fort encouragement des parcours co-construits (entre l'université et le milieu socio-professionnel) et l'ancrage territorial fort que les universités sont encouragées à avoir désormais pour développer une grande adaptabilité et des solutions appropriées envers le tissu socioéconomique dans lequel elles sont insérées, voire jouer le rôle de moteur et de facteur de jonction entre les différents opérateurs et institutions socioéconomiques dans les différentes régions du pays. Souci de l'examen et de la note Cependant, il faut admettre que beaucoup de facteurs entravent encore la mise en œuvre optimale de ce système : surcharge de travail pour les effectifs enseignants existants, résistance au changement de certains enseignants qui ont du mal à remodeler leurs enseignements au vu de la réforme, voire n'en comprennent parfois pas encore l'essence, surtout pour ce qui est de la nécessité d'œuvrer à développer des apprentissages interactifs et pratiques. Du côté des apprenants, il faut signaler les niveaux de départ laissant souvent à désirer pour ceux qui sont orientés vers les licences appliquées, c'est-à-dire ceux-là mêmes qui seront censés être opérationnels à leur sortie de l'université et apporter une valeur ajoutée aux entreprises dans lesquelles ils seront employés. En outre, ces apprenants ont souvent du mal à sortir des schémas traditionnels de l'apprentissage classique (passif, réceptif), à se prendre en main, à gérer leur cursus dans une démarche cohérente et proactive, à œuvrer à développer leur propre employabilité et même à avoir des projets professionnels ! Ils apprennent donc souvent de façon ponctuelle, instantanée, opportuniste, année par année, voire semestre par semestre, avec un souci de l'examen et de la note, plutôt que de l'apprentissage de compétences et du développement de la réflexivité et des capacités d'analyse. On s'enlise ainsi dans un cercle vicieux où les apprenants, de par leurs attitudes, renforcent les sources d'insatisfaction des employeurs et où la saturation du marché du travail (re)devient prétexte pour les jeunes pour qu'ils baissent les bras et adoptent des comportements fatalistes, minimalistes et opportunistes ! Pour sortir de ce cercle vicieux, il faudrait que tout le monde y mette du sien‑: si les autorités sont là pour solutionner le problème à travers des réformes et des incitations, il y va au quotidien des efforts et des attitudes profondes de chacun : employeurs, enseignants, étudiants et parents.