Le 24ème anniversaire du changement coïncidant avec la fête de l'Aïd fut sensationnel. Ben Ali pour calmer la grogne de la rue, sur l'autel de la paix civique, avait décidé de sacrifier son gendre préféré Sakher Matri. « L'homme d'affaires » dont la piété n'égalait que la mégalomanie, ne pouvait pas rater l'occasion de jouer au patriarche Ismaël. Par miracle, la lame de couteau (en silicone) au moment de trancher la gorge du dévot, a glissé. Une trappe que personne ne pouvait remarquer, l'a engouffré, et sous la toccata en do majeur de Jean Sébastien Bach mêlée au brouhaha du public ahuri, un beau bélier, de la taille d'un bœuf, est descendu du ciel (ou du toit). Après s'être acquitté de son devoir de musulman, le président prononce un discours fleuve dans lequel il rappelle le taux de croissance miraculeux de 1,5 %, la création de 150 nouveaux centres d'appels, la licence d'une nouvelle radio (les classiques) et la promulgation d'un grand méchoui national annuel chaque 6 novembre. Applaudissements interminables et appel à la candidature de Ben Ali aux présidentielles de 2014… C'est ce qu'aurait pu écrire l'Histoire sans une belle matinée ensoleillée, un certain vendredi 14 janvier 2011. Ce jour là, les trompettes de la colère ont sonné. Dix millions de Tunisiens, femmes, hommes et enfants, unis comme un seul Tarhouni, ont marché sur le lugubre ministère de l'Intérieur. Les preux chevaliers d'Ennahdha munis de leurs cimeterres et les vaillants guerriers gaucho-centro-démocratico-progressisto-machin- schmilblick, équipés de « modernistes » sabres laser avançaient en rangs serrés. Après une bataille épique de quelques heures, le peuple tunisien, hurlant « le peuple veut une nouvelle constitution laïque » pendant que d'autres factions appelant à « l'instauration d'un califat socio-démocrate », a mis une dérouillée à la police, la garde nationale, la garde présidentielle, les CRS d'Alliot-Marie venus en renfort, jeté Ben Ali dans un avion avec un grand coup de pieds au derche, le sommant de ne plus montrer le bout de son nez dans les environs pour les deux mille ans à venir… Ce n'est pas non plus ce que retiendra l'Histoire. Trêve de délire poético-politique… Les Tunisiens, qui sirotaient tranquillement leurs « capucins » tièdes, fumant leurs mauvaises cigarettes sur les terrasses des cafés, pendant que bobonne dévalisait l'épicier du coin, une matinée ensoleillée d'un certain vendredi 14 janvier 2011, se sont réveillés le 15 avec une âme de révolutionnaires. Comme les Français le 1er juin 1944, les Tunisiens ont été frappés d'une amnésie de groupe. Une haine farouche est née contre les rcdistes et c'est à peine si on n'a pas organisé une battue pour tondre deux millions de suppôts de Satan. A en croire la célérité avec laquelle les manuels scolaires ont été purgés, il ne serait pas étonnant le 14 janvier prochain que des révolutionnaires de la 25ème heure brûlent une poupée de paille à l'effigie du « président déchu » après avoir pompeusement glorifié la mémoire des martyrs et remercié les blessés de la Révolution. Dans quelques années, la mémoire collective confondra Ben Ali et Bou Chkara (sorte de Père-Fouettard local qui kidnappe les vilains garnements refusant de faire la sieste). 23 ans d'Histoire à jeter, pêle-mêle, aux oubliettes… Ben Ali a joué de malchance. Sans les facéties de l'Histoire, peut être, aurait-il pu espérer jouir de la même clémence mêlée de tendresse avec laquelle on se souvient de la tyrannie bourguibienne. Ben Ali et Bourguiba ne sont-ils pas, tous deux, de grands maitres-charcutiers qui n'hésitaient pas à faire subir à leurs opposants les supplices de la rôtissoire ou de la bouteille ? Si ce n'est que le béotien Ben Ali, trouffion qui a gravi les échelons jusqu'à la magistrature suprême ne possédait pas les yeux bleus, ni le bagout, ni la finesse politique de l'Attique Bourguiba, a lui seul grand artisan de l'indépendance. Il est vrai, aussi, que Bourguiba n'a pas traité avec l'ingratitude de Ben Ali la mémoire de ses prédécesseurs et de ses compagnons de route : un quartier pour Kheiredinne Pacha, un hôpital pour Mahmoud Matri, une ruelle pour Abdelaziz Thaâlbi, une balle dans la nuque et une tombe douillette pour Salah Ben Youssef… La distorsion cognitive n'épargne pas l'analyse historique. Des justifications, on en trouve toujours si on prend la peine de bien chercher. Bourguiba est un despote, mais un despote éclairé sans qui ces quelques lignes n'auraient jamais pu être rédigées en français. Paraît-il… Il a peut être du sang sur les mains, mais ses mains n'ont jamais chapardé. Il était entouré de courtisans, certes, mais pas de voleurs. Bon, c'était des voleurs mais pas trop. Enfin, moins que les proches de Ben Ali. Aucune comparaison possible, en effet, entre M. 10% et le vorace Belhassen Trabelsi qui ne se contentait jamais de moins de 51%. Aucune comparaison non plus entre la classe naturelle de Wassila Ben Ammar et les manières de roturière de Leila Trabelsi… La Famille nous coûtait deux points de croissance, rien à voir avec les dépenses même fastueuses et digne de la cour d'Haroun Errachid réalisées pour l'anniversaire du combattant suprême (jour férié, faut-il le rappeler). Des festivités dans tout le pays qui duraient plusieurs semaines… Nous ne nous risquerons pas à affirmer que les finances de l'Etat étaient plus saines le 15 janvier 2011 que le 8 novembre 1987, à la limite de la banqueroute. Les e-révolutionnaires sortiraient de leur maquis virtuel pour nous pendre haut et court… Le peuple tunisien en a décidé ainsi, Bourguiba : un dragon de bonté, Ben Ali : le Mal absolu… Les crimes de Ben Ali et de son régime sont hideux. Presque aussi hideux que le spectacle de ceux qui vouent aujourd'hui « Lucifer Ben Ali » aux gémonies alors que moins d'un an en arrière ils mobilisaient des trésors de créativité pour glorifier l'épopée grandiose de « l'artisan du changement ». Et pendant qu'on s'acharne sur d'horribles scélérats qui ont pour tout crime, commis des menus larcins, ont signé des chèques sans provisions, ou pour les plus coupables, ont pris un petit remontant illicite, les tortionnaires, eux, courent toujours. Dieu reconnaîtra les siens… Une partie sombre et triste de notre Histoire. Mais certainement moins triste que notre schizophrénie. Il est plus aisé de choisir la politique de l'autruche que de nous avouer notre veulerie tout au long de ses années. Le 7 novembre n'a jamais existé, continuons à le croire…