Par Adnan LOUHICHI Sous Habib Bourguiba, la Tunisie se dota, grâce à la détermination d'une poignée de militants nationalistes imbus de la culture libérale européenne, d'une législation avant-gardiste en faveur de la femme et d'une Constitution inaugurant ainsi l'ère de la 1ère République. C'était respectivement en 1957 et en 1959. En ce temps-là, alors que sous les cieux du Monde arabe on gisait sous le poids de traditions pseudo-sacrées, l'équipe dirigeante, jeune et déterminée, signa avec ces mesures le plus audacieux acte révolutionnaire de toute l'histoire de la Tunisie. On assista depuis à une véritable restructuration de la société tunisienne : l'enseignement pour tous, la santé pour tous accompagnée d'un programme de planning familial très réussi. Le faciès social se transforma en l'espace de deux décennies. L'appareil administratif de l'Etat est désormais assuré par une classe moyenne cultivée et active. La présence de la femme dans les secteurs de l'enseignement, de la santé, de la justice et même de la sécurité était particulièrement remarquable. Une élite d'intellectuels et d'artistes contribuait, de son côté, à ancrer dans la société les idées et les valeurs de la modernité et du progrès. Dès les années soixante-dix la Tunisie acquérait de plus en plus la réputation d'un pays tolérant, où il fait bon vivre. Cependant, le revers de la médaille n'était pas aussi radieux. On développa un véritable culte autour de la personne de Bourguiba. On réprima toutes les voix qui s'élevèrent contre son régime aussi bien celles de démocrates émanant du parti destourien que celles de la gauche marxiste ou nationaliste arabe. Le coup d'Etat du président déchu Ben Ali en 1987 n'a fait qu'embrouiller les cartes à un moment où la nouvelle donne islamiste alors en effervescence (des agressions à l'acide à l'encontre de certaines personnes, attentats à la bombe contre des hôtels...) attisait les craintes de la population. La suite on la connaît : le verrouillage des libertés individuelles, de l'expression et des médias, le développement d'une langue de bois sur tous les sujets même les plus anodins comme le sport et la météo, l'institution des pratiques mafieuses. Pendant plus de deux décennies le pays fut en proie au pillage par le biais d'un système diabolique érigé et géré par de hauts responsables nommés le plus souvent pour les récompenser de leur servilité inconditionnelle aux Ben Ali, aux Trabelsi et aux Matri. La corruption était partout de mise, même au sein de partis d'opposition de parade. La pauvreté se répandit et toucha de plus en plus la classe moyenne. La Tunisie perdit sa crédibilité dans divers domaines. Le baccalauréat fut déprécié. L'enseignement universitaire, malmené par de malheureuses réformes, produisit des dizaines de milliers de diplômés sans horizon ou sans preneurs dans les différents secteurs de l'emploi. Il y a toute une série de diplômes sans valeur réelle, inclassable en particulier dans des disciplines de sciences humaines pour lesquelles on réserve les bacheliers les plus mal notés. Le bilan reste à faire et ces victimes du système éducatif doivent être prises en charge d'urgence par l'Etat : réformations adéquates, recyclages, remise en question de certaines institutions universitaires ... Les entorses à la Constitution se succédèrent au rythme des mandats illégitimes de Ben Ali. En 2011, le pays était dans une impasse. La colère populaire toujours latente a fini par exploser et a amené le changement, suivant un scénario imprévisible. La révolution du 14 Janvier 2011 était spontanée, sans guide politique et sans idéologie. Les partis politiques démocrates comme le PDP, Ettakatol et le CPR ainsi que l'Ugtt et l'Uget se sont joints à la mêlée et ont réussi à mobiliser les populations citadines. Mais la vraie révolte était celle de la Tunisie profonde : Sidi Bouzid, Gafsa, Kasserine...Le peuple réclamait la liberté et la dignité. Il réclamait le droit au travail et la justice. Les slogans dénonçaient la corruption et les inégalités entre les régions. C'est le peuple qui libéra tout le monde du joug du régime de Ben Ali. Le droit à la parole est donné à tous. Ce qui se passa par la suite mérite d'être récapitulé : - Le parti islamiste Ennahda : non seulement il prit le train de la révolution en marche mais il s'empara aussi des commandes. Il imposa illico le thème du débat dans lequel il se considère imbattable : l'identité arabo-musulmane qu'il présente comme étant menacée, par qui ? par quoi ? Implicitement dans les médias et explicitement dans la rue ou dans les sermons des imams on expliqua que les laïcs sont contre l'Islam, que les communistes sont des athées et les ennemis de Dieu..., que le peuple avait tout intérêt à voter pour ceux qui craignent Allah. - Apparitions répétées, programmées ? d'islamistes à drapeau noir : intransigeants, agissants, véhéments, menaçants, violents...pour un oui, pour un non (Africa, Persepolis). Etait- ce une façon de dire «c'est eux ou nous»? - Emergence d'un courant populiste de style poujadiste par certains aspects« La Pétition Populaire» sous le modeste statut qui se révéla trompeur de listes indépendantes : des promesses d'assistance financière pour tous les chômeurs, de soins médicaux gratuits...et un bric-à-brac idéologique où s'entremêlent l'Arabisme et l'Islamisme. - Les autres grands partis adoptèrent une politique plutôt défensive : ils se positionnèrent, eux aussi, dans la ligne de défense de l'Identité au lieu de battre en brèches les thèses d'Ennahda. Les chefs n'ont pas réussi à se faire aimer par le peuple. Leur attitude narcissiste n'a pas manqué de réveiller des souvenirs récents. -Plus de cent autres partis politiques et des centaines de listes indépendantes prirent part aux élections de l'Assemblée constituante, résultat : des centaines de milliers de voix éparpillées. Aujourd'hui on en est là, face à notre destin. On s'apprête à négocier le deuxième tournant de notre histoire contemporaine. Crispations et peurs se lisent sur les visages de nos femmes. Leurs cris « non aux réactionnaires » se sont élevés du côté de la Qasbah. Une autocensure assez perceptible commence à s'installer sur les plateaux des médias. Les poches de fébrilité syndicales et sociales, à savoir la véritable expression du malaise de notre pays, se multiplient dans tous les secteurs. Le chômeur rêve de trouver un emploi. Le malade nécessiteux rêve de pouvoir se soigner. Le jeune diplômé rêve de faire valoir son diplôme et de fonder un foyer. Quant aux grands chefs gagnants des élections, ils continuent de négocier à part ce deuxième tournant : le premier rêve d'être Calife libérateur d'Al-Qodes comme Salah-Eddine Al-Ayyoubi, le deuxième rêve d'être président, le troisième rêve d'être président .