La 26ème édition des Journées de l'entreprise a été celle du bilan. Maintenant que les langues commencent à se délier, il devient enfin possible d'établir des diagnostics francs des modèles de développement économique et social tunisiens. Chakib Nouira ne concourra pas pour un prochain mandat et appelle à la désignation de Mansour Moalla président d'honneur de l'IACE, dont il a été le fondateur. Peut-être est-ce encore une manière, comme la mode actuelle l'exige, de pourfendre le « déchu » et d'encenser le règne de Bourguiba. « Humilité » et « lucidité ». Le président en poste de l'IACE, dans son discours inaugural, indique sans détours les limites de notre modèle de développement. Un modèle entièrement tourné vers la croissance et les performances au détriment de la justice. « Fracture sociale », « disparité régionale », « précarité de l'emploi »…, des expressions peu communes d'habitude lors du rendez-annuel de ce think tank plus proche des chefs d'entreprise et du monde des affaires que des soucis des travailleurs, comme son nom l'indique. Mais même si la nouvelle donne a été assimilée, même si les nouvelles revendications post-révolution ont été prises en considération, que le discours ait été fortement « socialisé », qu'on ait invité Hamma Hammami, leadeur du partir des travailleurs, Chakib Nouira refuse de balayer d'un revers de main un demi-siècle d'entreprenariat en Tunisie. Des acquis sont à préserver et les performances macro-économiques ne peuvent pas être mises en doute : croissance, investissement, dette extérieure… La leçon a été admise une fois pour toutes. A la longue, le marché tacite entre un régime dictatorial et son « peuple », bien-être contre libertés ne fonctionne plus dès lors que le système économique ne réponde plus aux besoins des citoyens. « Toute dictature, toute violence, tout extrémisme mène à la stagnation, à la révolte » renchérira plus tard Mansour Moalla. Mais les chefs d'entreprise ne veulent pas pour autant se laisser prendre de vitesse. Oui à une répartition plus juste des richesses mais refus des subventions et de la politique d'assistance, semble dire Chakib Nouira en substance avec les précautions rhétoriques toujours de mise dans les Journées de l'entreprise. Oui, également, à une remise en question du secteur privé qui se contente de créer des emplois peu qualifiés et des richesses concentrées dans les régions du littoral, mais un appel à éclairer l'opinion publique très peu sensible actuellement à l'état difficile de l'entreprise. Oui à un Etat qui admet les libertés, assume le dialogue social mais non un Etat dilué incapable d'assumer son rôle, semblent dire à demi-mots les intervenants de cette session de la Journée de l'entreprise. Malgré le semblant de sérénité prudente, le moment est à la fébrilité. La transition démocratique est difficile et les opérateurs économiques sont dans l'attentisme. Une fébrilité qui s'est ressentie tout au long de cette édition. Sur la foi d'observateurs qui assistent à ce rendez-vous depuis plusieurs années, cette Journée de l'entreprise n'a pas été un grand cru. Et il ne faut pas se fier à l'apparent franc-parler de certains intervenants. Mohammed Ghannouchi lors de la précédente session -pourtant chef du gouvernement en poste à l'époque- épingla tous les travers du système économique sans concession aucune. Comme tout le monde le sait, l'IACE est apolitique. Mais tout en mobilisant des ressources insoupçonnables d'adaptation, se moque-t-on dans les discussions en aparté. Des petits changements dans l'organisation qui ne seraient pas aussi anodins que ça, estiment certains. Pour la première fois, on n'a pas servi de boissons alcoolisées lors des cocktails dinatoires. Pour la première fois aussi des panels ont été animés en arabe, sous prétexte que les débats, retransmis sur la web tv, seraient observés dans plusieurs pays arabes. Et pour une émission sur les échanges intermaghrébins et à laquelle a assisté Hamadi Jebali et les nouveaux hommes forts du Maroc et de Lybie, on a choisi de la diffuser sur Al Jazira. Hamadi Jebali, attendu pour un discours d'ouverture à la Journée de l'entreprise, ne s'est finalement pas déplacé. Sans doute parce qu'il n'a pas été encore nommé Premier ministre. Mais ça n'a pas empêché quelques hommes d'affaires de lui faire des ronds-de-jambe lors d'une cérémonie donnée en l'honneur de la Libye. Et le patron des patrons libyens n'a pas manqué de le saluer en tant que « chef du gouvernement ». Encore des ricanements en catimini pour certains. D'autres étaient agacés de voir que les petites filles de la chorale (6, 8, 10 ans pour les plus vieilles) portaient des jellabas blanches, têtes couvertes… Des petites concessions de vivre ensemble ou tendance naturelle à se coucher devant le pouvoir en place ? Les interprétations vont bon train… Radhouane Somai