La question des salaires des députés et du président de l'Assemblé nationale constituante continue à susciter la polémique aujourd'hui en Tunisie. Les Tunisiens ont encore du mal à digérer, à la fois, l'ampleur du salaire de la première vice-présidente, Meherzia Laâbidi qui égale à 38 fois le SMIG, et l'opacité et les déclarations contradictoires de Mme Laâbidi concernant l'affaire. Il faut dire qu'ayant souffert, des décennies durant, de la dictature et du flou, les Tunisiens en sont devenus intransigeants et réclament des comptes. Ayant caressé le rêve de rompre avec ces pratiques en envahissant les rues durant presque un mois, ils se sentent, aujourd'hui, consternés, amers et impuissants face à leurs propres élus qui ignorent les voix du peuple et continuent à puiser dans les caisses tout en refusant aux citoyens toute possibilité d'exiger des comptes. En effet, il est du droit du citoyen de prendre connaissance des salaires publics car ils sont versés de l'argent du contribuable. Sur quelles lois s'appuient, alors, les responsables gouvernementaux pour fixer leurs salaires et en préserver la discrétion ? Le juriste, professeur en droit commun et secrétaire général de l'ancien gouvernement transitoire, Mohamed Salah Ben Aissa, explique le contexte juridique de l'affaire de la rémunération des députés et autres responsables gouvernementaux dans une interview publiée le mercredi 15 août par le quotidien Le Maghreb. Il précise que le gouvernement continue à s'appuyer sur des lois établies avant le 14 janvier dont le décret du 12 février 1992 et le décret numéro 183 promulgué le 31 juillet 2009. Les juristes ont déjà évoqué, dans le passé, l'illégitimité de ces textes et leur non-conformité au principe de la transparence et aux droits du citoyen d'avoir accès à ces documents. Une autre lacune juridique est incriminée dans ce contexte et s'y ajoute. Les prérogatives accordées à Mustapha Ben Jaâfar par l'article 121 du Règlement interne de l'ANC lui permettant d'établir les primes est en contradiction avec le principe attribuant cette même prérogative à celui qui exerce le pouvoir exécutif. Or, ce dernier pouvoir revient seulement au chef du gouvernement selon la loi portant sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics. Toujours dans la perpétuité des pratiques de l'ancien régime, M. Ben Aissa ajoute que c'est l'ancien président qui a décidé par décret non publié les indemnités allouées aux parlementaires. A ce jour, le président de l'ANC signe des décisions concernant les députés et vice-présidents, apparemment, en s'appuyant sur ledit décret. Aussi, Mustapha Ben Jaâfar a ordonné des modifications en ce qui a trait aux députés, mais pas en ce qui se rapporte au poste de président de l'ANC, sachant qu'on ne peut, selon Mohamed Salah Ben Aissa, modifier un décret sur ordre du président de l'ANC. La question des titres de ministres et de secrétaires d'Etat attribués à des employés ou à des conseillers qui scandalisent aussi les Tunisiens a été évoquée par M. Ben Aissa. Aucun employé n'a le droit à des titres ou avantages d'un emploi qu'il n'exerce pas réellement. Non seulement ces titres retrouvent leurs racines dans l'ancien régime, mais ne sont pas clairement et objectivement définies. L'article 11 promulgué le 17 mars 1983 et relatif à la retraite des membres de gouvernement est toujours en application. Ledit article ne définit pas les critères, mais renvoie les décisions au président. Ainsi, « un favoritisme légal, installé dans le passé, continue à être de rigueur aujourd'hui ». En dehors du contexte de l'ANC et des salaires, mais toujours à propos du « maintien» des pratiques du passé, le président de la République est, également, « soumis » aux mêmes lois ou, devrons-nous dire, pourrait en profiter, même après la fin de son « mandat ». Puisque la loi n°88 et promulguée le 27 septembre 2005 – mais qui est toujours en application – stipule (entre autres) que «le président de la République bénéficie, dès la cessation de ses fonctions : 1/ d'une rente viagère équivalente à celle allouée au président de la République en exercice. 2/ des avantages en nature dont bénéficie le président de la République en exercice et notamment : - un logement meublé et les agents chargés de ses services, les frais de son entretien, les frais relatifs au téléphone, au chauffage, à la consommation de l'eau, du gaz et de l'électricité, - les moyens de transport et les chauffeurs, - les prestations sanitaires qui lui sont nécessaires ainsi qu'à son conjoint et à ses enfants jusqu'à l'âge de vingt cinq ans. Art. 2. – La sécurité du président de la République, dès la cessation de ses fonctions ainsi que la sécurité de son conjoint et de ses enfants, est assurée par la direction générale chargée de la sécurité du président de la République et des personnalités officielles. Art. 3. – Les avantages en nature et les prestations sanitaires mentionnés à l'article premier ainsi que les mesures et les précautions de sécurité prévues par l'article 2 sont équivalents à ceux accordés au président de la République en exercice ». La même loi accorde des avantages au conjoint et aux enfants, même après le décès du président, déjà retraité de ses fonctions. Et qui dit révolution, ne parle pas seulement du gouvernement, mais aussi des partis et de l'intégrité de leurs responsables, surtout, s'ils sont arrivés au pouvoir. Et qui dit révolution, dit aussi séparation entre parti et pouvoir. Comment peut-on, alors, expliquer la peine se limitant à 5000 dinars avec laquelle s'en est sorti le CPR pour n'avoir pas justifié la somme de 147.840 allouée par l'Etat pour sa campagne électorale ? Il est vrai qu'une raison a été donnée, la perte du registre… Mais si le CPR est passé devant le juge, le parti Ennahdha, en bon juge et parti, décide de verser, de l'argent du contribuable, un milliard de dinars – selon l'ancien ministre des finances Houcine Dimassi – à titre d'indemnités aux prisonniers politiques dont des milliers sont des militants du parti. Une tranche de l'opinion publique y oppose un refus à cause de la situation économique difficile que traverse le pays et demande, seulement, de repousser la décision. Une autre partie rejette catégoriquement cela car la mémoire collective n'a pas oublié les affaires de vitriol, de Bab Souika, les explosions des hôtels de Monastir, l'insurrection armée à Soliman et autres « genres de militantisme » qui ne mériteraient pas le dédommagement selon la foule, sinon des victimes et de leurs familles… D'autres personnes réclament qu'au lieu d'être utilisé pour récompenser les actions de militantisme, cet argent devrait être versé à l'Etat pour qu'il puisse faire redémarrer la dynamique économique. D'ailleurs, tout comme le citoyen tunisien n'a toujours pas un droit d'accès à l'information relative aux salaires, ni à celle de son argent évaporé dans la campagne du CPR, il n'a pas, non plus, le droit de savoir à qui et comment cède-t-on les richesses de son pays et les marchés publics. A cet effet, l'Association tunisienne pour la transparence financière, présidée par Sami Remadi, a publié un communiqué accusant le gouvernement de « céder », en catimini, les richesses du pays. Le projet de phosphate à Sra-Ouertane, celui de la raffinerie de Skhira et Diar Tozeur, tous « cédés » à des promoteurs qataris, en sont des exemples édifiants. Les Tunisiens s'étonnent-ils encore qu'un fils de ministre d'après la révolution et du « meilleur gouvernement que la Tunisie ait connu » selon Rafik Abdessalem, s'en va écraser la voiture du ministère ? Les Tunisiens exigent aujourd'hui leur droit à l'information relative aux salaires et primes des trois présidents, des députés et des membres du gouvernement et des biens de l'Etat mis à leur disposition. Ils exigent de savoir ce que leur rapportent les richesses de leur pays et le droit d'en profiter et de les préserver. Les Tunisiens réclament, tout simplement, de savoir où va leur argent, l'argent du contribuable dont certains faits frôlent le détournement de biens publics. Ils attendent toujours que les élus et les responsables gouvernementaux publient les listes de leurs biens. En contrepartie, le gouvernement perpétue la tradition dans le respect de la loi, celle de l'avant 14 janvier. Il perpétue la pratique de la loi de l'époque de… Ben Ali. Aux voix, des Tunisiens indignés, qui s'élèvent aujourd'hui appelant à rompre avec le passé, le gouvernement répond par : « silence, on tourne et on… détourne».