Par Nadia Chaabane, élue Al Massar En lisant le projet de la constitution sorti de la commission de coordination, j'ai repensé aux élections de 1981 en Tunisie et à la fameuse phrase reprise par les Tunisiens à l'annonce du résultat, "dakhlit khadhra, kharjit hamra" (il est entré vert et est ressorti rouge en parlant du bulletin de vote), en l'occurrence celle-ci "dakhlit rbo3 thaouria kharjit rajiya» (elle est rentrée au quart révolutionnaire et est ressortie rétrograde). Effectivement, la copie a subi un "hold-up", celle remise aux experts ne ressemble plus à celle sortie des commissions. A première vue, on ne le voit pas trop mais dès qu'on commence à relire de près, on s'aperçoit que le texte a subi un toilettage en règle sur plusieurs aspects et le tout dans une optique et une vision claires. Ce n'est ni aléatoire, ni incohérent, loin de là. La démocratie participative citée dans le préambule disparaîit du texte, il n'y a plus d'initiative populaire, ni aucune autre forme pétitionnaire. On est dans un système "représentatif" dans ce qu'il y a de plus classique frôlant même le théocratique. En parcourant le texte dans ses détails, on constate un changement dans la vision et dans la tonalité. Les changements introduits laissent penser que l'on a réfléchi sur un texte sur mesure et non plus sur un texte fondateur d'un pacte commun, à partir d'une vision étriquée et conservatrice partant de l'angle du "gouvernant" qui protège ses intérêts et non du démocrate qui met en place des règles de jeu communes. Le texte a subi 4 types d'interventions: des articles portés disparus ; des enterrés dans les commissions qui ont été ressuscités ; des ajouts et des articles mutilés. Je ne vais pas en faire un catalogue exhaustif mais citer quelques exemples pour donner quelques éclairages. 1- Des articles mutilés A la lecture du préambule, un mot est porté disparu : Le terme "justice" (en parlant des objectifs de la révolution), la tonalité de ce qui suit découle de cette disparition. En passant en revue les principes généraux et les droits et libertés, on découvre les dégâts perpétrés. Une bonne partie des droits ont subi une amputation dans les règles : L'Etat n'a plus de responsabilités et n'a plus à garantir les droits, il a juste à veiller à leur réalisation. On est très loin de l'esprit du texte initial. A titre d'exemple, l'article sur l'eau qui est la risée de tous actuellement, au départ, était intéressant car il intégrait une idée nouvelle : la notion de partage équitable et la protection des ressources en eau, ce qui implique que l'Etat se doit d'avoir une politique particulière dans la gestion de cette ressource et dans sa distribution. Mais l'article issu de la commission de coordination ne veut plus rien dire: le droit à l'eau est garanti. Cet énoncé est vidé de sa substance initiale. Les droits économiques et sociaux ont été réduits, pour une partie, à une simple proclamation sans conséquences juridiques pour l'Etat. Concernant l'art 28 qui parle du droit à la défense, la première version dit que c'est un droit et que toute personne arrêtée a le droit d'être assistée par un avocat, ce qui suppose que l'Etat met à disposition une assistance juridique si la personne n'a pas les moyens de prendre un avocat. Cette obligation s'est envolée, le texte dit simplement que la personne peut se faire assister. J'ai choisi cet exemple parmi une dizaine car il m'interpelle doublement. En effet, on aurait pu imaginer que des personnes ayant subi des injustices allaient être plus sensibles à ce type de droit. La justice sociale dans tout ça : "allah yarhamha"(paix à son âme). On est très loin des objectifs de la révolution. Quant à l'art 23 qui parle de la torture, j'étais surprise de voir la moitié de l'article disparaître, à savoir, la partie qui concerne les responsables et les poursuites : C'est quand même curieux lorsqu'on entend tout l'abattage autour de la loi sur l'exclusion.... L'article sur la culture est un exemple vivant de la vision étriquée et réductrice : il est passé par une lessiveuse qui visiblement a du mal avec les couleurs et a tendance à uniformiser. L'un des plus beaux articles de ce texte en est sorti squelettique et titubant. L'article sur le droit à la culture initial respirait un petit air de 14 janvier, "...une culture nationale ancrée dans ses origines, diversifiée et renouvelée, luttant contre la violence et qui permet une ouverture sur les autres cultures et le dialogue des civilisations". Ce droit a été réduit à l'accès à une culture nationale. Ce qui pose la question de quelle culture nationale parle-t-on ? Je connais la culture tunisienne avec sa diversité et ses différents registres mais « la culture nationale », je ne sais pas à quoi cela fait référence. Sans oublier de parler du droit de grève; la première version votée à la quasi majorité dit qu'il est garanti et s'exerce avec liberté tant que la vie des autres ou leur santé ou leur sécurité n'est pas mise en danger. Dans la version sortie de la coordination, le droit de grève est devenu "garanti, la loi définit les conditions pour garantir l'intégrité des équipements et la continuité des services minimums compatibles avec les besoins des citoyens durant la durée de la grève". Adieu l'exercice libre du droit de grève. Le service minimum est la règle. La cour constitutionnelle n'a pas échappé à ce carnage, elle en est sortie appauvrie et surtout sa composition ouvre la porte à des "inconnus". Pour commencer, dans sa version initiale, le citoyen pouvait la saisir en cas d'épuisement de tous les recours. Là, cette possibilité a disparu. De plus sa composition a été revue, on est passé de 20 juristes ayant 20 ans d'expériences à la moitié de juristes avec 10 ans d'expériences. (Dans tous les pays du monde, l'intégration d'une cour constitutionnelle est une évolution et un couronnement dans une carrière). Dans quel objectif a-t-on privilégié ce choix ? : intégrer à cette cour des religieux aux côtés des juristes (un juriste spécialisé en sciences religieuses pourquoi pas, mais de là à intégrer n'importe qui tel que les "mcheikh Arab et Nilesat" il y a un pas) et aussi exclure une bonne partie des éminents juristes que compte notre pays. 2- Des articles portés disparus Deux articles portant sur la création de deux instances constitutionnelles autour desquelles il y avait un quasi consensus dans la commission, ont miraculeusement disparu. Celle du développement durable et la protection des droits des générations futures et une seconde qui traite de la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption. Que s'est-il passé pour qu'on décide du retrait de ces deux instances ? Aucune idée. 3- Des articles enterrés dans les commissions qui ont été ressuscités par je ne sais quel miracle ! L'article 15 (ex-art 95) qui a fait couler pas mal d'encre et choqué lors des consultations nationales et qu'on pensait disparu à jamais, a ressuscité. Cet article laisse ouverte la possibilité de constituer des forces armées paramilitaires (ou milices) et dans la foulée, la sureté et l'Armée ont perdu le caractère républicain (" jomhouri") dans ce parcours de mutilation. Une quinzaine d'articles ont été proposés par Samir Taieb dans la commission 4 et ils ont fait l'objet de quelques modifications lors des discussions (ils portent sur la sureté et l'Armée). La commission les a adoptés avec une courte majorité et proposés mais ils ont tout simplement disparu dans cette mouture. 4- Des ajouts L'art 11 illustre bien ces ajouts et il est assez curieux car on se pose des questions quant à sa fonction, il stipule que "L'homme et la femme sont associés dans la construction de la société et du pays". Quelles sont les implications juridiques d'un tel article ? Aucune, c'est juste une assertion. Qu'est-ce qu'il fait là surtout lorsqu'il émane d'une structure censée apporter des correctifs ? A priori, le travail de la commission de rédaction et de coordination était un travail technique qui devait se limiter à: 1/ relever les contradictions et remédier aux oublis tels que la liberté de conscience, absente de ce texte. On s'aperçoit très rapidement, que la commission n'a pas fait réellement son travail. Plusieurs contradictions perdurent ; les articles 1 et 2 qui rentrent en contradiction avec l'art 136. Il faudrait qu'on m'explique comment vont faire les juristes plus tard pour concilier le caractère civil de l'Etat (art.2) et la proclamation de l'Islam comme religion d'Etat (art.136), sachant que l'article 1 a fait l'objet d'un consensus national et que là, on donne un coup fatal à ce consensus et on ouvre la brèche vers une théocratie. De même pour l'art 72 qui rentre en contradiction avec l'article 6. Cet article concerne les binationaux et les non-musulmans qui sont exclus du droit de se présenter aux élections présidentielles. Pourquoi parler de souveraineté du peuple si on décide déjà en amont à sa place ? Dans le préambule, on relève une autre contradiction à propos de la reconnaissance de l'universalité des droits humains "sous réserve qu'elle ne heurte pas la spécificité culturelle du Peuple Tunisien », le propre de l'universalisme est pourtant de mettre fin au particularisme dans l'approche des droits. Tous les hommes naissent égaux en droit ne prend sens que dans l'universalisme. 2/ harmoniser le texte en revoyant par exemple la terminologie juridique, etc. L'harmonisation reste à faire également car il y a des confusions dans certains emplois (personnes, individus...) Les commissions ont planché sur ce travail plusieurs mois, ont accueilli des experts, des associations... Il y a eu une consultation nationale et un débat. Beaucoup d'argent et de temps ont été engagés dans ce travail d'élaboration et aujourd'hui, d'un revers de la main on nous propose un texte réduit et une autre vision. No pasaran (en espagnol : Ils ne passeront pas)