La Tunisie s'est vue décerner hier, et devant le monde entier, le prix Nobel de la Paix ! On ose à peine y croire tellement la nouvelle est énorme. Et elle l'est ! La Quartet formé par les deux centrales syndicale et patronale, la Ligue des droits de l'Homme et l'Ordre des avocats a réussi l'impossible, permettre à la Tunisie de hisser son drapeau au sein de cette institution à renommée internationale qui a vu défiler les plus grands : Martin Luther King, Nelson Mandela, Mère Theresa… pour ne citer qu'eux. La pluie de félicitations qui s'en est suivie a réussi à rendre fiers les plus sceptiques des Tunisiens…enfin en majorité. En réalité, passée l'euphorie du moment, on se rend compte que ce prix divise. Et je dois avouer que je comprends pourquoi. Hormis les quelques agités du bocal qui estiment que toute récompense nationale décernée pendant le pouvoir actuel doit être dénigrée et descendue en flèche, certaines personnes, tout ce qu'il y a de plus lucides, préfèrent cacher leur joie. Réunir syndicat et patronat autour de la même table. Il fallait le faire. Réunir des politiques que tout oppose et qui se déchirent tous les jours, il faut quand même reconnaitre que la partie n'a pas été aisée, surtout si on se rappelle bien du contexte de l'époque dans lequel le dialogue national a été tenu. Mais en habituelle sceptique que je suis, je ne peux m'empêcher de penser que ce prix est pour le moins ironique. Ce prix récompense, habituellement, « la personnalité ou la communauté ayant le plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes, à la réunion et à la propagation des progrès pour la paix ». Le Quartet a réussi à garantir la paix en Tunisie et à éviter une guerre civile, on ne cesse de nous le marteler. Ceci peut être en partie vrai étant donné que les discussions entre politiques de l'époque se déroulaient sur des chardons ardents et qu'après les premières élections démocratiques de l'histoire du pays, chaque partie se sentait obligée de rouler des mécaniques et de montrer qu'elle en avait dans le pantalon. Le Quartet leur a donc offert une douche froide, plutôt salutaire il faut l'avouer. Mais avait-il la légitimité de le faire ? Alors que la légitimité a été le sacro-saint mot de l'époque, ne peut-on pas dire que le Quartet s'est opposé à la légitimité des élections ? Alors que le premier scrutin était reconnu comme étant transparent, des organisations nationales décident que, pour le bien du pays (soit !), il fallait ôter au vainqueur son pouvoir et en donner un peu plus aux perdants. Le peuple avait choisi les islamistes mais sa volonté a été bafouée sous prétexte de l'intérêt national (soit !) et sous prétexte que le peuple avait mal choisi (l'expérience égyptienne n'aidant pas). N'est-on pas en train de marcher sur la tête ?
Il est vrai que l'euphorie ambiante rend certains amnésiques, mais c'est ce qui s'est passé à l'époque. Certains peuvent reconnaitre que le travail du Quartet a évité à la Tunisie un bain de sang, ceci est peut être vrai, mais on ne le saura jamais. La Tunisie était dans une situation très délicate à l'époque entre terrorisme, assassinats politiques et guerres fratricides entre partis politiques. Mais quel message ce prix renverra-t-il au monde ? Au-delà de la fabuleuse opération com' que la Tunisie s'est offerte, cette récompense ne veut-elle pas tout simplement dire que nous, pauvres Tunisiens du tiers monde, nous ne sommes tout simplement pas bons pour la démocratie ? Qu'une institution à renommée internationale réunissant un jury de pays qui ne jurent que par la démocratie et les droits de l'homme, ait consacré l'action du consensus au détriment de celle de la démocratie est plutôt sidérant !
A la lumière des Printemps arabes, le monde occidental s'est posé plusieurs questions. Il était primordial de savoir si la démocratie était possible dans des « contrées » comme la notre et si islamistes et autres prétendus laïcs pouvaient cohabiter en paix. Ce prix répond-t-il à ces deux interrogations ? Face à des exemples tels ceux donnés par l'Egypte et l'Algérie voisine, la Tunisie a su tirer son épingle du jeu. Loin de l'Egypte qui a choisi de faire la peau aux islamistes et de l'Algérie qui a tourné le dos à la démocratie, la Tunisie a certes choisi une solution plus subtile afin de réussir cet impossible casse-tête. Mais cette solution ne s'est pas faite dans le respect total de la démocratie. On a préféré ôter aux islamistes leur pouvoir issu de la majorité. On a préféré aussi se substituer aux débats, légaux, entre élus de l'Assemblée nationale constituante. Tout cela pour le joli résultat que l'on voit aujourd'hui où ces mêmes islamistes, bien qu'éjectés du pouvoir par les urnes cette fois-ci, ont fait ami-ami avec leurs ennemis d'hier.
Ce prix Nobel est un espoir certes, l'espoir qu'un jour nous puissions faire mieux. Mais ce n'est pas cette fabuleuse victoire qu'on veut nous vendre. Cette récompense intervient à un moment particulier où les libertés restent encore bafouées, où les Tunisiens sont encore traités comme des sous-citoyens et où la Constitution n'est respectée qu'un jour sur deux. Il est possible de reconnaitre que l'intervention du Quartet a été salutaire, mais la situation n'est certes pas forcément beaucoup mieux aujourd'hui…