Depuis la révolution, l'« emploi » et le « développement régional » sont devenus les principaux ingrédients du discours socio-économique officiel. Deux mots que nos responsables ressassent de manière stéréotypée dans leurs discours et à chaque déplacement qu'ils font dans les régions. Cela fait maintenant cinq ans que les programmes gouvernementaux promettent de booster l'économie des gouvernorats de l'intérieur, tout en chantant la même rengaine: « Le développement régional et l'emploi sont nos premiers sujets d'inquiétude », « nous mobiliserons tous les moyens pour les atteindre ». Force est de constater que ces propos n'ont plus aucune crédibilité auprès des milliers de jeunes qui sont en recherche d'emploi, mais pas seulement. D'autres qui sont entrepreneurs ne croient plus en ce discours. Pour eux, rien de concret n'a été fait. Ces belles paroles ne sont que des promesses creuses, déplorent-ils, regrettant d'y avoir cru. Déçus par le discours « trompeur » du gouvernement sur le développement, plusieurs chefs d'entreprises se mordent aujourd'hui les doigts d'avoir investi leur énergie et leur argent dans des projets à forte employabilité, mais au gain incertain. « Méfiez-vous de ce qu'on vous dit dans les journées de l'entreprise. On vous fera croire que tout est rose alors que c'en est loin », prévient Ramzi Rouached, jeune entrepreneur installé à Gafsa, mardi dernier, lors de son passage chez Borhen Bsaïes sur Nessma TV. D'après lui, l'Etat ne fait rien pour aider les entreprises en difficulté. Il y en existe des dizaines aujourd'hui qui risquent de mettre la clé sous la porte. Une situation qu'ils n'ont pas choisie, mais qui s'est imposée à eux suite aux grèves interminables, aux procédures administratives longues et compliquées et à la dégringolade du dinar.
A Gafsa, par exemple, plusieurs sociétés fraîchement créées n'arrivent pas, ou difficilement, à démarrer. Certaines ont tout finalisé. Elles ont implanté les locaux et acheté les équipements, mais leurs unités de production ne tournent pas encore. Il leur manque de quoi payer les premiers salaires et commander la matière première. D'autres, opérant dans les industries chimiques, peinent à trouver leur vitesse de croisière à cause de l'activité interrompue de l'usine de phosphate de la région. Ce sont donc ces aléas, soutient-on, qui ont chamboulé le business plan des uns et perturbé la production des autres. La plupart de ces entreprises ont contracté des crédits pour pouvoir financer leurs projets. Aujourd'hui, elles sont censées commencer à rembourser cet argent. En même temps, leurs recettes sont nulles ou presque. Résultat : elles se retrouvent en incapacité de paiement avec un endettement qui se creuse de jour en jour. Alors, pour sauver les meubles, ces entreprises n'avaient pas autre choix que de solliciter l'aide des autorités dans l'espoir d'obtenir une subvention ou un crédit complémentaire.
A Gafsa, selon Ramzi Rouached, le montant est « dérisoire ». Il suffit, dit-il, de 4 millions de dinars pour permettre à 26 entreprises de sortir de cette fâcheuse situation et sauver ainsi près de 1.500 postes d'emploi. C'est moins cher, estime-t-il, de sauvegarder des entreprises qui existent déjà que d'en créer des nouvelles. Mais jusque-là rien n'a été fait par l'Etat. « Tous les dirigeants avec qui je me suis entretenu me disaient qu'ils compatissent, mais personne n'a eu le courage d'aider concrètement», a-t-il dit. « Des fois, poursuit-il, on me dit que ‘si nous en sommes arrivés là, c'est quelque part à cause d'une mauvaise gestion de notre part'. Ce que je rejette totalement. Sinon, comment vous expliquez que des dizaines de sociétés à Gafsa de tous secteurs confondus subissent la même situation ?».
Le jeune entrepreneur soulève, par ailleurs, une deuxième problématique. Celle des « dirigeants frileux » qui fuient toutes prises de décisions ou d'initiatives. « Les structures de financement sont là. Elles existent, mais elles ont peur de prendre des décisions », a-t-il affirmé. Puis d'enchainer : « j'ai parlé avec un directeur général du ministère de l'Industrie. Il était conscient de mon problème, sans m'aider à débloquer ma situation […] Au final, il m'a suggéré de me débrouiller en vendant un bien si déjà j'en avais un. Comment puis-je être rassuré quand j'entends une réponse pareille ? ». Depuis la révolution, on remarque une frilosité chez les hauts-responsables de l'Etat de prendre des décisions « non-ordinaires ». Ceci serait dû à la peur d'enfreindre la loi et de devenir passible de poursuites judiciaires. D'ailleurs, cette peur sclérose aussi le gouvernement qui, lui aussi, manque de célérité sur bien des dossiers à cause d'un arsenal de lois rigides et désuètes. Cette immobilité et inaction amènent beaucoup à dire qu'avant, du temps des taâlimat (ndlr. Les consignes venant du haut de la hiérarchie), « c'était indéniablement mieux » et que « les choses allaient beaucoup plus vite ».
Selon Moez Joudi, président de l'Association Tunisienne de Gouvernance (ATG), le problème est bien au-delà des lois qu'il faut assouplir. D'autres facteurs freinent, en effet, l'économie et le développement régional. L'expert pointe une absence de vision et de leadership capable de s'imposer et de forcer le respect. Aussi, relève-t-il, il y a un problème de compétence qui s'est beaucoup accentué depuis la révolution. « Beaucoup de cadres compétents sont partis à la retraite et les autres qui sont nouveaux ne sont pas aussi performants », a-t-il dit en substance.
Aujourd'hui, à Gafsa, des chômeurs et des entrepreneurs protestent contre le délaissement de l'Etat. La solution ne tient pourtant qu'à quelques millions de dinars et un peu de volonté. Une volonté qui semble faire défaut chez le gouvernement actuel comme chez ceux qui l'ont précédé.