Cela faisait près d'un an que le patron du premier parti à l'ARP n'avait pas donné d'interview télévisée. Sa sortie d'hier a donc constitué un évènement majeur dans la torpeur estivale de l'actualité politique. Inutile de revenir sur la polémique qui a accompagné le fait qu'il porte désormais une cravate. Toutefois, il est utile de placer cette initiative dans un contexte plus large, celui où Ennahdha se cherche une identité. Ne pouvant plus se prévaloir, de façon ostentatoire du moins, de l'islam politique, le patron d'Ennahdha cherche à redonner à ses troupes un ancrage dans le paysage politique tunisien et international tout en ayant la contrainte de se préserver d'un sort comparable à celui de ses frères égyptiens par exemple.
Mais Rached Ghannouchi, durant son intervention d'hier, a surtout confirmé qu'il était le deuxième pilier central de ce qui a été joliment appelé « le cartel du consensus » dont le premier pilier est Béji Caïd Essebsi. Ainsi, c'est Rached Ghannouchi qui s'est retroussé les manches pour prendre la défense de BCE en jouant sur des registres différents. Un registre émotionnel qui lui permet de dire sa « douleur » d'entendre des insultes visant le président de la République et sa famille, et un registre politique et pragmatique qui lui permet de recommander au chef du gouvernement, Youssef Chahed, de ne pas se présenter à l'élection présidentielle de 2019. Tous les coups sont permis pour préserver le fameux consensus qui permet à tout le monde de subsister et de se « débrouiller ». Béji Caïd Essebsi ne pouvait pas, publiquement du moins, s'atteler à la mission de casser Youssef Chahed qui devient dangereusement populaire. Alors c'est le cheikh qui s'y est collé, avec un succès mitigé.
La sortie de Rached Ghannouchi a déclenché un élan de sympathie en faveur de Youssef Chahed qui vient s'ajouter au crédit qu'il a accumulé particulièrement grâce à la campagne de lutte contre la corruption. Rached Ghannouchi s'est placé en opposant à Youssef Chahed et a créé, par ses propos, une ligne de démarcation, une frontière « pour ou contre ». Cette ligne de démarcation avait été difficilement ensevelie auparavant entre lui et BCE à coups de « consensus », d'« intérêt supérieur de la nation » et de « respect de la volonté du peuple exprimée dans les élections de 2014 ». Au lieu d'isoler Youssef Chahed, Rached Ghannouchi s'est débrouillé pour qu'il devienne une alternative au consensus politicien mou qui régit le pays depuis les élections de 2014. Il a fait de Youssef Chahed le refuge pour tous les déçus et les blasés de la situation politique actuelle. Autre erreur commise par Rached Ghannouchi : il a mis sur la table une éventualité qui n'a jamais été évoquée auparavant, celle de Youssef Chahed en président de la République. Ni l'intéressé, ni son camp, n'ont fait filtrer une telle idée, c'est Rached Ghannouchi qui s'en est chargé en faisant de cette possibilité une hypothèse matière à débat. Mais pourquoi Youssef Chahed est-il si dangereux ? Parce qu'il ne doit rien à personne. Il n'a pas de casseroles par lesquelles on pourrait lui forcer la main ou faire de lui un pantin au service de Carthage. Pire encore, s'il se porte candidat en 2019, et s'il continue sur son actuelle lancée, il se présentera aux électeurs avec un bilan ! Il ne sera plus question de vote utile et il ne sera plus question de voir un président élu par 17.000 personnes comme on l'a vu auparavant. Et ce bilan, s'ilest perçu comme positif par les électeurs, lui permettra de s'affranchir définitivement de la tutelle des deux boss du cartel. Ils perdront toute influence et ils pourraient même nourrir quelques inquiétudes sur leur propre sort, d'où la nécessité de dézinguer le jeune Youssef Chahed dès aujourd'hui.
Le jeune premier qu'est Youssef Chahed réussit à bousculer l'ordre établi. Il réussit à se poser comme une potentielle menace pour les deux artisans du consensus et il réussit aussi à être un « opposant » bien plus efficace que tous ceux qui s'en réclament depuis des années. Et c'est en cela qu'il réussit à agacer tout le monde. Tout le monde sauf le peuple qui scrute avec attention toutes ses démarches…