« Les révolutions ont besoin de liberté, c'est leur but, et un besoin d'autorité, c'est leur moyen. La convulsion étant donnée, l'autorité peut aller jusqu'à la dictature et la liberté jusqu'à l'anarchie ». Ainsi disait Victor Hugo dans (Actes et Paroles, 1876), plusieurs décennies auparavant, pour décrire très simplement le cheminement des révolutions si on n'y prenait pas garde. Ce qui retient notre attention c'est la contemporanéité des propos qui résonnent encore très fort aujourd'hui, en Tunisie. Un tel archétype nous aide à comprendre comment on fabrique un apprenti dictateur et comment la liberté se mue en anarchie.
La Tunisie d'aujourd'hui est suspendue entre ces deux moments. On a d'un côté un apprenti dictateur qui cherche à contrôler par tous les moyens, y compris les plus vils un pouvoir encore fuyant et de l'autre une anarchie rampante qui a envahi les rues et les rouages de l'Etat.
Comment naissent les apprentis dictateurs ? Tout d'abord il faut qu'il y ait un contexte historique propice à la fabrication volontaire ou involontaire de cet apprenti. La révolution tunisienne et ses multiples ratages a fourni un environnement propice à cette fabrication. La désillusion populaire quant à la démocratie et ses supposés bienfaits, le délabrement de l'Etat, la misère économique et sociale, l'insécurité sous toutes ses formes, l'impunité, la corruption, la rupture du lien social, la perte des valeurs, et bien d'autres symptômes aujourd'hui bien visibles en Tunisie, rendent possible l'émergence d'un apprenti dictateur. En plus du contexte général, il faudrait ajouter l'absence d'une alternative crédible à même de fournir de nouveaux repères politiques, économiques, culturels et sociaux susceptibles de constituer un référentiel fiable et rassurant. Dans un tel contexte, la nostalgie pour les anciens systèmes (gloire religieuse et civilisationnelle) ou pour des systèmes plus récents (l'autoritarisme et la dictature postindépendance), cette nostalgie devient pour certains l'alternative à l'anarchie ambiante.
Le facteur humain : Dans un tel contexte le facteur humain devient très important du moment que le peuple encore « enfant » n'est toujours pas prêt à assumer ses responsabilités de citoyen « adulte » et cherche désespérément une figure tutélaire capable de lui procurer un sentiment de sécurité même au détriment de ses libertés. On voit les intégristes islamistes de tout poil rêver d'instaurer une dictature religieuse d'un côté, et de l'autre les nostalgiques de la dictature espérer le retour de Ben Ali voire l'émergence d'un autre apprenti dictateur pour « mettre de l'ordre » dans un pays à la dérive. Les deux perspectives sont à la fois dangereuses, obsolètes inopérantes et anachroniques.
Les manœuvres politiciennes et l'incompétence ont donné du crédit à la thèse de l'émergence d'un apprenti dictateur. Pour ce faire, il fallait trouver une personne très moyenne à tout point de vue et l'investir d'un pouvoir exorbitant au point de la rendre ivre de puissance en lui donnant l'impression qu'elle est à la fois « indispensable » et « compétente ». Dépourvu de moyens intellectuels pour se rendre compte de sa médiocrité, entouré de sbires aussi serviles que vicieux pour l'entretenir dans son illusion de puissance, l'apprenti dictateur se prend au jeu et entame alors son entrée dans l'impasse de la dictature.
Bertold Brecht nous apprend que le fascisme ne se décrète pas. Il est la somme totale de petits actes fascistes ; une fois mis bout à bout, on se rend compte alors qu'on a changé de système. Si on observe ce qui se passe en Tunisie aujourd'hui, on se rend compte que la première digue contre la dictature qu'est la justice, donc l'Etat de droit, est déjà bien fissurée. Si la justice se met aux ordres du pouvoir politique ou mafieux, on rentrera alors dans la fameuse impasse de la dictature. D'aucuns savent aujourd'hui qu'on est passé de la république bananière à la république des dossiers. Lesquels dossiers n'ont de sens que s'ils sont utilisés pour régler ses comptes avec ses adversaires ou pour monnayer ses soutiens. Pour ce faire, il faut maîtriser au moins une partie de l'appareil judiciaire et rendre effective la stratégie du racket politique. Cette maîtrise passe au préalable par la stratégie d'entrisme dans l'administration civile, dans l'appareil de sécurité et finalement dans le judiciaire.
Les différents détenteurs de pouvoir en Tunisie qui sont, le parlement, les deux grands partis politiques, l'exécutif, et les syndicats ont chacun ses soutiens dans les trois niveaux (administration, police, justice) et s'en servent à des fins partisanes, corporatistes ou personnelles et probablement le tout à la fois. Chacun détient pratiquement autant de pouvoir de nuisance que les autres et se maintiennent tous dans un équilibre précaire de peur de commettre l'irréparable. L'irréparable est le fameux point de rupture quand par exemple, l'apprenti dictateur, poussé dans son dernier retranchement, commence à avoir l'impression qu'il n'a plus rien à perdre, qu'il joue sa carrière, qu'il ne se voit plus en dehors du pouvoir et se trouve contraint d'utiliser tous les moyens pour s'y maintenir.
Après avoir rompu le lien avec son mentor dans l'exécutif, mis la main sur une partie de l'administration et la justice, utilisé les dossiers pour éliminer ses adversaires réels ou potentiels, soudoyé des parlementaires aussi corruptibles qu'opportunistes, s'être assuré du soutien de certains hommes d'affaires rompus à l'exercice de soutenir le vainqueur du jour, et un soutien étranger aussi précaire qu'incertain, enregistré quelques petites victoires sur ses adversaires et s'être attribué les services de certains journalistes peu scrupuleux, notre apprenti dictateur peut se lancer alors, vers la conquête du graal, l'Olympe de la puissance : la présidence de la « ripoublique ». C'est à pleureur quand on pense aux martyrs morts pour qu'on puisse être libre et reconquérir notre dignité d'Homme, quand on pense au potentiel de ce magnifique pays en proie aujourd'hui, à la voracité des incompétents et des mafieux !
En revanche, ce que l'apprenti dictateur ignore, c'est le fait que de la même manière que les circonstances l'ont servi pour arriver là où il est sans avoir la moindre légitimité, ces circonstances et ces mêmes personnes qui le soutiennent aujourd'hui, peuvent se retourner contre lui aussi brusquement que lâchement. Ce qu'il ignore, c'est le fait que ses ambitions personnelles et cette attitude suicidaire qu'il arbore vont lui jouer des tours comme ce fut le cas pour ses prédécesseurs. Ce qu'il ignore, c'est le fait que désormais les Tunisiens ont des acquis que plus personne ne peut leur retirer et ce, quelles que soient les circonstances et les vicissitudes du moment. Ce qu'il ignore, c'est qu'il a contracté le même virus du pouvoir qui prolifère dans les corps malades et habités par les complexes. Il vient d'emprunter le chemin qui va le condamner soit à la radicalisation dictatoriale soit à des poursuites de toutes sortes. Sur la base de quoi ? Je vous le donne en mille : des « dossiers » !
Reste à savoir maintenant, comment va réagir la société civile et les forces encore vives de la nation. Rappelons que le patriotisme est la somme totale des indignations mobilisatrices des consciences et génératrices d'actions. Plus les motifs d'indignation se multiplient et plus forte sera la réaction. Or, les motifs d'indignation sont nombreux, parmi lesquels l'extraordinaire paradoxe d'un pays de jeunes gouvernés par des grabataires et un pays qui recèle la plus forte densité de compétences en Afrique, gouvernés par des médiocres. De tels paradoxes ne peuvent résister à l'épreuve de l'indignation qui ne va pas tarder à se manifester. Espérons qu'elle emprunte les chemins les plus pacifiques pour épargner à notre cher pays l'irruption du big bang final. Il est grand temps de sortir de ce système politique aussi nuisible qu'obsolète, pour mettre en place un nouveau système qui prend en compte les changements profonds dans le système de gouvernance pour que ce dernier soit innovant, transparent et juste. Et pour que l'éthique, les valeurs et l'exemplarité soient aux fondements de ce système. Un système que la jeunesse tunisienne, férue de nouvelles technologies et au fait de tous ses changements, peut et doit mettre en place pour redonner espoir à une Tunisie lassée par 8 années d'atermoiements et d'amateurisme.