Le 21 mars 2020, le chef du gouvernement sort à la télé et prononce un discours magistral. Disons très positif, très optimiste, très encourageant. Il a annoncé, entre autres, le début du confinement et son grand souci pour la santé des Tunisiens. Au vu de l'obligation de confinement, et vu que personne n'a rien demandé, les Tunisiens ont besoin de vivre. Elyes Fakhfakh s'est montré rassurant et a annoncé une série de mesures de telle sorte que les Tunisiens ne meurent pas de faim et aient suffisamment de revenus durant cette période de confinement. Pour l'exécution de ces mesures, il lui fallait gouverner par ordonnance. En ce jour du 21 mars 2020, Elyes Fakhfakh est paru comme l'homme d'Etat responsable qui considère à égalité l'ensemble des Tunisiens et n'a aucune préférence pour une classe particulière. Elles sont belles les paroles des politiques, surtout pour ceux qui y croient. Et en ce 21 mars, on voulait y croire, Elyes Fakhfakh paraissait tellement sincère ! Sur cette note volontariste et optimiste s'est achevée la journée du samedi 21 mars.
Il fallait attendre 15 jours pour que la première demande d'Elyes Fakhfakh soit acceptée, c'est-à-dire l'autorisation de gouverner par ordonnance, laquelle a été votée (après de multiples soubresauts) par les députés. Nous sommes déjà le 4 avril. Entre-temps, les chefs d'entreprise (qui paient les salaires de la majorité des Tunisiens) ont dû se débrouiller comme ils pouvaient pour que leurs employés obtiennent un salaire à la fin du mois. 7% parmi eux n'avaient pas suffisamment de trésorerie pour payer ces salariés. On ignore le nombre de personnes restées sans revenu aucun pour ce mois de mars. L'Etat, en revanche, a exigé (et obtenu) que ses impôts et TVA soient payés dans les dates ordinaires, c'est-à-dire le 28 mars. Le même Etat a payé ses fonctionnaires en intégralité, sachant qu'ils étaient confinés chez eux, comme ceux du privé. Restons optimistes et continuons à nous accrocher aux promesses du volontariste Fakhfakh. Il fallait attendre encore plus d'une semaine pour que le président de la République promulgue cette loi urgente, la loi 19/2020. Pourquoi il ne l'a pas fait tout de suite après le vote des députés ? Il fallait attendre l'épuisement des 7 jours des délais de recours. Nous sommes déjà le 12 avril et nous sommes déjà entrés dans la quatrième semaine depuis le fameux discours de M. Fakhfakh. Gardons l'optimisme ! Entre-temps, des rumeurs commencent à sortir à propos des décisions et celles-ci n'auraient rien à voir avec les promesses du 21 mars. On dirait que ces promesses ont été formulées un mercredi 3 mars. Faut-il croire les rumeurs ou les belles paroles du chef du gouvernement ? Continuons à garder l'optimisme en attendant les décrets-lois, d'autant plus qu'il a dit lui-même que tout est fin prêt ! Non, tout n'était pas prêt et il fallait attendre le mercredi 15 avril pour lire les tous premiers décrets-lois datés de la veille. De quoi tomber des nues. Non pas par rapport aux promesses non tenues du chef du gouvernement, mais par rapport à l'absurdité et au coût de ce que l'on propose.
Quelles sont ces absurdités ? On veut prélever un jour de travail aux salariés du privé et du public, alors que partout dans le monde, c'est l'Etat qui aide la population et non l'inverse. Le nôtre déshabille Mohamed pour habiller Ali. Deux absurdités dans ce décret-loi 5/2020. La première est que les salariés du privé ne sont pas tous certains qu'ils vont recevoir leur salaire. 22,5% des entreprises ont déjà annoncé qu'elles ne pouvaient pas s'engager au-delà du mois de mars. Si on les rajoute aux 7% de ceux qui n'ont pas pu régler les salaires du mois de mars, cela nous fait quasiment le tiers des salariés du privé sans salaire à la fin de ce mois. La deuxième absurdité est le prélèvement d'un jour de travail à tous ces fonctionnaires qui ont travaillé durant le mois d'avril, alors que ces fonctionnaires là méritent des primes. Je parle, vous l'avez compris, de notre corps médical et paramédical public, de nos forces de l'ordre et de nos soldats. Par ce décret-loi 5/2020 on met à pied d'égalité ceux qui ont travaillé très dur, au péril de leur vie, et ceux confortablement confinés chez eux. Et on met à pied d'égalité ceux assurés d'avoir un salaire (secteur public) et ceux qui n'ont aucune assurance de revenu. Tous pareils ! Le décret 4/2020 propose une allocation de 200 dinars aux salariés du privé dont les entreprises ont été touchées par la cessation d'activité. C'est-à-dire toutes en théorie. Là, commence le parcours du combattant face aux absurdités, à commencer par la raison-même de cette allocation. N'est-il pas plus simple de verser aux entreprises des montants précis ou de proroger les délais de versement des déclarations fiscales et sociales ? Sous prétexte que tous les chemins mènent à Rome, notre gouvernement préfère faire le Tunis-Rome via Ouagadougou ! Deuxième absurdité de cette question d'allocation, le chef d'entreprise qui veut que son personnel bénéficie de ces 200 dinars doit faire face à un joli lot de paperasse, et de preuves de chute d'activité et manque de trésorerie, à présenter. La perle de cette paperasse absurde est ce document à obtenir auprès de l'Inspection de travail, alors que celle-ci a ses bureaux fermés, confinement oblige ! Si par miracle, le chef d'entreprise fournit la paperasse demandée et présente aux autorités plusieurs données personnelles de ses salariés, le ministère des Affaires sociales devra, sous trois jours, virer les 200 dinars sur le compte du salarié. Faut-ils qu'ils soient tous bancarisés ! Vous pariez combien qu'il n'y a aucun service public tunisien capable de rebondir, en trois jours, sur une demande formulée par une entreprise, surtout si celle-ci est remplie de données, de noms et de numéros de comptes ?! Et pour finir, sachez que les entreprises qui ont travaillé durant le confinement, dont les médias par exemple, ne sont pas éligibles aux 200 dinars. Ces entreprises ont beau avoir zéro revenu durant le confinement, l'administration tunisienne ne veut rien savoir ! Pour elle, puisqu'elles travaillent, elles font forcément rentrer de l'argent. Le comment du pourquoi ne la regarde pas ! Le décret 3/2020 parle de mesures exceptionnelles destinées à des catégories de travailleurs à qui l'on va donner 200 dinars. Qui sont-ils ? Nul ne le sait, le décret-loi 3/2020 est censé régir cette allocation et ses bénéficiaires, mais ce décret-loi renvoie à un décret à paraitre ultérieurement. N'était-il pas plus simple de publier le décret au complet ?
L'Etat est toute une mentalité et Elyes Fakhfakh, ainsi que son ministre des Finances Nizar Yaïche, sont déjà passés de l'autre côté de la lumière. Pressés par l'administration et l'UGTT, ils ont rapidement jeté l'éponge pour pondre, à leur tour, des décisions absurdes et inapplicables. Il était pourtant simple de prendre des décisions rapides et en application des promesses du fameux mercredi 3 mars, pardon samedi 21 mars. Elyes Fakhfakh a alors évoqué un fonds de 500 millions de dinars destiné aux entreprises en difficulté, lequel fonds sera géré par la Caisse des dépôts et des consignations. Aucune trace concrète de ce montant à ce jour ! A l'instar du Maroc ou de la France, Elyes Fakhfakh aurait pu accorder la garantie de l'Etat pour que les entreprises bénéficient de crédits bancaires à hauteur de 25% de leur chiffre d'affaires. Cela lui aurait coûté ZERO dinar et aurait pu permettre le règlement des salaires du personnel du privé et le règlement, à échéance, des obligations fiscales et sociales. Plutôt que de donner 200 dinars aux salariés, Elyes Fakhfakh aurait pu décréter que les salariés du privé ne sont pas assujettis aux impôts durant cette période du confinement, ce qui aurait allégé la pression sur la trésorerie des entreprises, ce qui leur permettrait le paiement des salaires. Cela aurait coûté ZERO dinar à l'Etat et on ne peut pas parler de manque à gagner puisque, de toute façon, il n'y aura pas de salaire !
Toutes ces idées pratiquées ailleurs avec succès n'ont pas trouvé de répondant chez nous. Pourtant, au vu des taux d'endettement et de déficit des pays européens les plus développés, la Tunisie se porte mieux que la France et l'Italie ! L'administration a eu gain de cause de notre chef du gouvernement et a réussi à lui imposer des décisions absurdes, maquillées de différents prétextes : on doit préserver certains ratios, on n'a pas de trésorerie, on a besoin de tels montants, etc… Or, au vu de la situation actuelle sur la planète entière, tous les ratios vont changer et les taux de déficit et d'endettement autrefois interdits vont devenir des standards dans le très proche futur ! Il y a des priorités plus importantes que les ratios, les taux et les pourcentages : il y a la santé des citoyens qui est en jeu et puis leurs sources de revenus. Si l'Etat continue à considérer l'entreprise comme une vache à lait, il va venir un moment où la vache ne va plus donner de lait et ce moment s'approche à grands pas. La vache a aussi besoin de blé pour vous donner du lait mes chers ministres et fonctionnaires !