Accomplir en deux mois ce que d'autres n'ont pas réalisé en deux ans. C'était le titre de ma chronique publiée il y a deux semaines et ce au lendemain de la publication de différents décrets d'ordre économique venus au secours des entreprises frappées par le coronavirus. Plusieurs des nombreuses propositions émises par le patronat ont été transformées en décrets, ce qui permettra théoriquement de sauver l'emploi et préserver de la faillite des milliers de PME. Quinze jours après la publication de cette chronique, et de ces décrets, il y a lieu de s'arrêter pour voir où nous en sommes. La réponse est connue par tout le monde et je ne surprends personne en disant : nous sommes encore au point mort ! Rien ou presque des promesses d'Elyes Fakhfakh et de Nizar Yaïche n'a été concrétisé en ce qui concerne le sauvetage des entreprises en souffrance. En grande souffrance, car après près de trois mois sans travailler et le versement des salaires des mois de mars et d'avril (pour ceux qui ont pu), les PME sont à plat. Concrètement, il n'y a pas eu de dons, il n'y a pas eu de subventions, il n'y a pas eu de crédits directs, ni de crédits indirects, ni même de mise en place du mécanisme de la CDC, promis depuis le 21 mars ou cette garantie de l'Etat permettant aux banques de prêter à leurs clients l'argent nécessaire pour le sauvetage. Je vois d'ici beaucoup de mes lecteurs fidèles rigoler et épingler ma naïveté, car la véritable surprise aurait été de voir toutes les belles paroles de notre gouvernement concrétisées sur le terrain.
Comme toujours, et c'est une règle, la vérité est bien plus nuancée. Ce que devaient faire Elyes Fakhfakh et Nizar Yaïche a été fait, à savoir la publication de décrets. La suite ne dépend pas d'eux, mais des autres composantes de la chaîne, à savoir l'administration et les banques. En ce qui concerne l'administration, il y a une méthodologie de travail ancrée et impossible à changer par un simple décret. Quand le gouvernement parle de plateforme digitale pour le dépôt des demandes, le citoyen (ou la PME) comprend que tout va se faire par le biais d'internet, en un rien de temps, mais l'administration ne comprend pas et ne reconnait pas cet internet. Pour elle, il faut encore déposer une demande sur papier qu'on dépose au bureau d'ordre contre décharge (sur un autre papier) et attendre, ensuite, indéfiniment. Cette même administration fonctionne avec 50% de ses fonctionnaires (ce sont les décrets du confinement qui prévoient cela) et doit faire face à un flux extraordinaire de demandes à cause de la crise. Et quand on attire l'attention de l'administration sur les décrets publiés, l'urgence du moment, le formulaire déposé sur internet, elle vous répond : « oui, on sait, l'internet servira à accélérer l'acceptation et on fait ce qu'on peut avec le peu de moyens du bord ». A cet anachronisme administratif et bureaucratique, s'ajoute l'aberration de placer dans le rouge les entreprises ayant des déclarations en retard. Non seulement, elles subissent des pénalités de retard, mais en plus elles se voient interdites de recouvrir leurs factures en souffrance chez les entreprises publiques. En clair, l'Etat vous empêche de recouvrir vos créances chez l'Etat jusqu'à ce que vous payiez l'Etat. C'est juste kafkaïen ! Quant aux banques, c'est une autre paire de manches, car là on évoque d'autres motifs pour justifier la non-concrétisation des décisions gouvernementales. Prolonger le crédit d'un client ? Ok, mais qui va assurer ces deux années supplémentaires ? Octroyer un crédit à une PME ayant une garantie de l'Etat ? Et quid des PME qu'on sait insolvables et qui ont pu, quand même, obtenir cette garantie de l'Etat ? Autant de questions pièges qui font que Gouvernement et Intervenants palabrent encore (depuis deux mois) pendant que les PME plongent dans l'abîme et licencient du personnel à tout va.
Raouf Aouadi, brillant analyste financer et intermédiaire en bourse, ne mâche pas ses mots et fait preuve de beaucoup de scepticisme par rapport à la concrétisation des décisions gouvernementales. « Les PME tunisiennes n'ont qu'un seul et unique problème, elles ont besoin de liquidités et tant qu'elles n'ont pas cette trésorerie pour parer au plus urgent, régler les salaires et relancer leur activité, tant qu'elles risquent la faillite à tout moment. Les décrets publiés exigent hélas du temps pour se concrétiser, or il faut faire vite, car toute journée qui passe est une journée qui voit un nombre d'entreprises et d'emplois perdus. Pour sauver les sociétés en un minimum de temps, il faut donner les moyens aux sociétés de gestion qui, elles, connaissent le terrain et sont en contact permanent avec les PME. Ces sociétés de gestion géreront les fonds alloués par la CDC ou les banques, avec la garantie de l'Etat, et distribueront les liquidités nécessaires aux PME en fonction de leur situation. Si une entreprise échoue, ce sera ce fonds qui rendra des comptes et non la PME. » Le gouvernement prépare une nouvelle série de décrets pour contrecarrer les lourdeurs administratives et blocages bancaires observés ces deux dernières semaines. Aux banques qui refusent d'accorder des crédits à 1,75% aux PME sinistrées, il est question de leur offrir des carottes. Aux contrebandiers et autres hommes d'affaires évoluant dans l'informel, il est question d'amnisties et d'amnisties de change contre un ticket libératoire de 10% seulement…. Elyes Fakhfakh and co, fortement réconfortés par les résultats exceptionnels et très positifs sur le plan sanitaire (une cinquantaine de personnes seulement sont mortes par le Covid-19) veulent tout faire pour réussir sur le plan économique. Les hommes d'affaires, investisseurs, patrons de PME et patrons tout court, demeurent encore sceptiques, car ils savent que le terrain est miné par la bureaucratie de l'administration et la mauvaise foi des banques. Elyes Fakhfakh et Nizar Yaïche ont accompli en deux mois ce que d'autres n'ont pas réalisé en deux ans. Ce qu'on leur demande maintenant c'est de concrétiser en deux semaines ce qu'ils ont promis en deux mois. Il y va de notre croissance, de nos emplois, de notre survie et de notre quiétude sociale.