Samir Dilou, ministre des droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, a accordé au magazine hebdomadaire français « l'Express » une interview qualifiée de « surprenante » par les deux journalistes qui ont recueilli ses propos. Elle est en tout cas inaccoutumée pour tous ceux qui connaissent les idées bien arrêtées du militant inconditionnel du parti « Ennahdha » et membre du bureau politique du mouvement. M. Dilou est connu pour être un défenseur acharné de toutes les politiques de son parti, mais il a également acquis, en sa qualité de porte-parole du gouvernement, une bonne réputation de « redresseur de torts », de rectificateur, en quelque sorte des bévues et impairs commis par ses collègues du gouvernement quand il leur arrive de « mettre les pieds dans le plat ». Il va sans dire que M. Dilou, grâce à sa faconde, s'en tire toujours à son avantage, il a même réussi à se poser comme un tribun redoutable et à s'attirer quelques inimitiés. L'interview « obtenue spontanément » par Dominique Lagarde et Camille Le Tallec et publiée le 21/09/2012 ferait, en vérité, pâlir le plus acharné et le plus coriace des opposants tellement elle comporte des points de vue aux antipodes des convictions antérieures annoncées du ministre et en porte à faux avec la politique menée par le gouvernement issu de la Troïka et dominé par « Ennahdha ». En fait, M. Dilou apporte de l'eau au moulin de l'opposition et de tous ceux qui dénoncent les dérives de la politique gouvernementale et va jusqu'à reconnaître des erreurs dans le traitement de bon nombre de dossiers dont celui de la position du gouvernement vis-à-vis des islamistes radicaux et de la question sécuritaire, voire certaines divergences au sein même de la direction de son parti. C'est ainsi que M. Dilou, reconnaît le manque de fermeté et le laxisme dont le gouvernement a fait preuve à l'égard des salafistes casseurs et tout en indiquant que la police a fait son travail n'en préconise pas moins la « tolérance zéro » à l'encontre des casseurs. Il explique la constante et bienveillante indulgence accordée à ces groupuscules par la volonté du gouvernement et d' « Ennahdha » d'éviter que réapparaissent « au sein des forces de sécurité les mauvais réflexes du « tout sécuritaire » qui prévalaient du temps de Ben Ali et que [Ennahdha] a donc opté pour le dialogue ». Concernant les libertés d'expression et de création, M. Dilou clame son attachement à la liberté des créateurs, mais là où on attendait qu'il se fende d'une plaidoirie contre ces « violateurs du sacré ». Le porte-parole du gouvernement déplore que l'on ait pu traduire des artistes en justice (des artistes du printemps des arts d'El Abdellia dont Nadia Jelassi, NDLR). Notre étonnement va grandissant lorsque la loi spécifique proposée par « Ennahdha » pour punir « les atteintes aux valeurs sacrées » est jugée par M. Dilou comme totalement inopportune et inutile. « Nos élus feraient mieux, dit-il, de s'occuper des vraies questions ». Parlant en vrai ministre des droits de l'homme, l'interviewé fait remarquer que les vraies questions concernent « la rédaction d'une constitution qui garantisse les droits et les libertés. » et que tout autre texte que ceux existant actuellement est inutile, ajoutant que« les débats menés à ce sujet sont tout simplement stériles ». M. Dilou ajoute à notre stupeur en déclarant tout de go que l'article sur la « complémentarité » des hommes et des femmes « doit être abandonné » et que « cette notion est un non-sens » puisqu'un tel texte « ne ferait qu'encourager la discrimination » et que l'adoption d'un tel article serait « une régression dans un pays qui fait figure de pionnier en matière de droits des femmes ». Le porte-parole du gouvernement, dans sa lancée, conseille à son propre parti « Ennahdha » de « devoir arrêter une position au moment de voter la constitution » car, selon lui, « il ne faudra pas réviser à la baisse les acquis de la Tunisie.» M. Dilou se prononce sur tout : les doyens des facultés doivent avoir les moyens de faire respecter les décisions pour ce qui est du port du voile intégral, les nominations à la tête des médias publics doivent faire l'objet de consultations et de compréhension entre les vis-à-vis, car « [nous] voulons une presse libre et indépendante, respectueuse de la déontologie », a-t-il assuré. M. Dilou continue à caresser dans le sens du poil en accordant que le rendement du gouvernement pourrait être jugé insuffisant et ne conteste nullement la remarque du journaliste que de tels résultats devraient déboucher en général sur un remaniement ministériel. Quant à la pérennisation de l'ISIE dans la perspective des prochaines élections, M. Dilou déclare que cela est en train de se faire dans un large consensus et avec la participation de la société civile. À la question de savoir si les responsables d' « Ennahdha » et des membres du gouvernement pouvaient être présents à la manifestation du 7 septembre (manifestation « Ikbiss », NDLR) M. Dilou décrète que la place des ministres est dans leurs lieux de travail que l'on assiste à « des dérapages de part et d'autre » et que « nous sommes tous malades de la dictature, [que] nous avons besoin d'une thérapie collective. » Un opposant aurait-il osé de telles prises de position ? Possible. Mais M. Dilou, pourfendeur des opposants devant l'Eternel, semble avoir fait un revirement total. Du moins dans ses propos. De ce fait, il devrait être soumis à un questionnement de la part du MajlessEch-Chourah de son parti, présenter des excuses ou démentir ces propos incroyables, en totale rupture avec ses convictions. À moins que ces déclarations aient été minutieusement préparées à l'intention d'un média étranger et destinées à rassurer le partenaire occidental. S'il s'agit de cette dernière hypothèse, nous devrions désespérer d'une réelle prise de conscience de nos gouvernants de la véritable situation qui prévaut dans le pays. Mais s'il s'agit d'une reconnaissance honnête et sans calcul des erreurs commises et des divergences ressenties, cela ne peut que nous réjouir et accroître notre confiance quant à la volonté de nos gouvernants à infléchir le cours des choses pour le bien que l'on dit chercher à procurer au peuple et l'intérêt que l'on déclare vouloir préserver au pays. M. BELLAKHAL