Par Chedly Belhadj Naceur En Tunisie, d'économie souterraine ou parallèle et autres appellations (informelle, officieuse), on n'entendait point parler jusqu'à une époque pas très éloignée où le chômage et ses mauvaises répercussions prirent des proportions alarmantes. Juste après l'Indépendance, on fit la découverte que le ‘'bakchich'' était pratiqué aussi en Tunisie même si le mot était connu depuis déjà bien avant l'Indépendance et même depuis l'avènement de la dynastie ottomane dans le pays puisque c'est un mot d'origine persane repris par les Ottomans et qui avait déjà son équivalent dans les pays occidentaux sous le nom de pourboire ou pot-de-vin. C'était une pratique tolérée qu'on trouvait anodine puisqu'elle était assimilée à une petite récompense et servait à faciliter et à faire gagner du temps à ceux qui donnaient et à améliorer le quotidien de ceux qui recevaient. En vérité, plusieurs formes de travail parallèle sévissaient déjà et existent encore à ce jour comme les divers marchands ambulants, les gardiens, les valets et domestiques de maison, les petits métiers et les très petits vendeurs soit permanents comme les vendeurs de ‘'glibettes'', chewing-gum et autres pacotilles ou de journaux, de gâteaux et casse-croutes, notamment devant les écoles, les lycées et les stades soit saisonniers tels les vendeurs de jasmins, de glace et beignets et autres sucreries ou même des bricks et des produits de mer comme les oursins sur les plages, etc. Tout le monde, tant gouvernants que gouvernés, n'y prêtait attention, trouvait son compte et s'y accommodait sans peine aucune... tant que les affaires marchaient et le pays avançait. Mais les choses ont changé, malheureusement, vers le pire. Avec le recul de l'importance de l'agriculture sur le plan de l'emploi d'une volumineuse main-d'œuvre semi ou pas du tout qualifiée dont une importante partie prit le chemin de l'exode et l'industrialisation à outrance consommatrice de main-d'œuvre qualifiée et souvent hautement qualifiée, les pays en voie de développement se retrouvent désarmés face à une jeunesse constituant la majorité de la population non encore formée rêvant d'émigrer et une minorité brillante sollicitée par les pays d'immigration, en manque de bras qualifiés. Comme il est quasiment impossible de rattraper les pays développés sauf pour quelques pays riches en énergie et le plus souvent faiblement peuplés faisant appel, eux aussi, aux émigrés, il ne reste à la grande majorité des pays que d'essayer diverses expériences pour trouver le moyen de combler peu à peu le fossé. En attendant, les jeunes galèrent pour trouver un travail qui leur permette de subvenir à leurs besoins essentiels alors que les jeunes diplômés de l'université sont obligés de se contenter d'un job peu ou pas du tout conforme à leurs études (centres d'appels, de télécoms, vendeur ...) ou d'aller grossir les rangs de leur association. Aujourd'hui, la corruption a pris de nouvelles formes et atteint des sommets vertigineux alors que d'autres fléaux avec de nouvelles dimensions autrement plus criminelles et plus dangereuses sont apparus et se sont ajoutés au travail au noir, à la petite contrebande et aux contrefaçons. De nos jours, le titre de ‘'baron‘'(titre de noblesse dans les aristocraties européennes) du crime organisé désigne les grands trafiquants de drogue, d'armes, d'alcool, de tabac, de machines à sous, racket et autres grands fléaux très juteux comme la prostitution, le trafic d'organes humains, traite des êtres humains (femmes et hommes), pédophilie, tourisme sexuel, adjudication des grands marchés publics que se partagent des bandes organisées (la mafia en Italie) et des familles aussi célèbres que des artistes dans les pays riches. Entre-temps, le ‘'bakchich'' n'est plus qu'un sympathique souvenir. Nous allons commencer par voir l'un de ces fléaux qui regroupe plusieurs activités : l'économie souterraine. Définition de l'économie souterraine L'économie souterraine représente la somme des revenus générés par la production de biens et de services marchands, non déclarés aux autorités gouvernementales. Il faut toutefois préciser que la production domestique (travail à la maison) n'est pas comptabilisée puisqu'elle n'est théoriquement pas vendue sur les marchés, officiels ou noirs. De plus, cette définition comporte deux types d'activités : les activités légales mais qui, non déclarées, deviennent illégales (non déclaration des revenus du salaire, fraude fiscale, pas de déclaration aux caisses sociales) et les activités qui sont, de par la loi, illégales (prostitution, trafic de drogue, contrebande, piratage informatique). Seules ces dernières font partie de l'économie souterraine. Les causes de l'économie souterraine L'existence de l'économie souterraine constituée de marchés ‘'gris'' (ni noirs ni officiels c.àd. déclarés, réguliers...) a plus d'une cause : -La première cause est l'existence d'une classe populaire hélas assez importante qui est aussi pauvre que démunie de moyens propres comme l'instruction ou de structures organisées pouvant l'aider à sortir de la situation extrême dans laquelle elle se trouve. Alors, pour vivoter et survivre, tous les moyens sont bons : d'abord le système D à côté des solutions flirtant avec l'illégalité comme les ventes au noir, les petits boulots et les petites combines, on risque de franchir peu à peu le pas pour se retrouver dans tous les types de trafics, de la petite délinquance à la moyenne et la grande criminalité. -Une autre importante cause de l'économie souterraine dans notre pays est la juxtaposition de plusieurs éléments internes et externes : l'existence d'une tranche importante de la population dont les revenus les contraignent à n'acheter que les produits à prix abordables même s'ils ne sont pas de qualité, d'une part, la cherté de la vie et la hausse continuelle des prix depuis plusieurs années, d'autre part, et surtout la proximité d'un marché étranger offrant ce que cherche le Tunisien en raison de frontières limitrophes aussi poreuses que mal gardées qui font que ce genre d'économie ne peut que prospérer en même temps que la contrebande et le trafic de plusieurs autres produits : drogue, tabac, devises, alcool, aliments bénéficiant d'une compensation étatique, essence, lait, boissons minérales, etc., etc. Tout ou presque s'exporte et s'importe mais en dehors des circuits officiels privant l'Etat de rentrées très importantes. Il ne faut pas oublier que les Tunisiens s'approvisionnaient pour eux-mêmes d'abord mais aussi pour faire des affaires ensuite depuis le début des années 70 dans les marchés les plus juteux selon les critères tunisiens : Palerme fut longtemps la direction de prédilection des consommateurs et affairistes tunisiens puis les villes de Naples, Rome et Tripoli quand la qualité des articles connut une nette amélioration et enfin Istanbul lui furent préférées, alors que Paris reste la deuxième Mecque des Tunisiens mieux lotis ou ayant un parent installé là-bas. L'économie souterraine peut avoir d'autres causes: -D'origine sociale comme en Europe, dans les années 70, où l'industrie et la manufacture (constructions, textile, autoroutes, voitures, emballage, fabriques, etc.) et autres travaux pénibles ainsi que l'agriculture employaient énormément de main-d'œuvre souvent au noir, c'est-à-dire non déclarée, en majorité immigrée ou d'origine immigrée, beaucoup moins bien payée que celle autochtone. Combien de fois on a ressenti le besoin en Tunisie de recruter au noir des ouvriers pour la cueillette des olives, le gardiennage, les employées de maison et même des spécialistes dans la pose du plâtre (staff), la couture et la cuisine marocaines - Le déséquilibre des charges fiscales, en particulier les impôts, incite à l'évasion fiscale. Par exemple, l'augmentation de la fiscalité (les charges sur les salaires) entraîne un effet pervers, c'est-à-dire le développement de la même activité mais dans un circuit parallèle, non officiel, et donc dont les revenus échappent à l'Etat: contrefaçon des produits demandés, imitation de mauvaise qualité ... -Enfin, une autre cause est liée à ce que les économistes appellent les imperfections du marché : les gens ayant de faibles revenus doivent acheter de la nourriture et d'autres produits peu chers, alors que la plupart des entreprises établies ne veulent pas pénétrer dans ce secteur à faible profitabilité. L'évaluation de l'économie souterraine Il ne faut pas s'empresser de croire que la Tunisie est parmi les rares pays à être dans ce cas. Selon de récentes statistiques, plus de 50% des Latino-américains, 78 % des Africains (Sud-africains y compris), 65 % des Asiatiques — à l'exclusion de ceux qui travaillent dans l'agriculture — travaillent sur ce «marché gris». L'économie souterraine se rapporte généralement aux entreprises qui échappent aux lois d'un pays en ne payant pas d'impôts, refusent d'offrir des avantages aux employés, ne respectent aucun règlement relatif aux conditions de travail, de salubrité ou de sûreté, ou violent les brevets quels qu'ils soient (de production artistique, musique, chansons, livres, films, peinture, photos, etc. ou industrielles, productions : marques de parfums, détergents, shampoing, etc. les règles du copyright international). Cette économie inclut le commerce de voisinage, les kiosques de journaux, les marchands ambulants qui forment le plus gros des troupes du marché informel, les petites sociétés de construction ou les petits ateliers de réparation de voitures, cordonniers, les kiosques des fruits secs, tabac, recharge de téléphones portables et des centaines d'autre articles allant des journaux jusqu'aux piles, les boissons en tous genres et les fruits exotiques qui font des marges faramineuses, les tailleurs et une multitude d'autres petits métiers sus-cités. Tous ces micro-entrepreneurs ont choisi d'opérer officieusement afin d'éviter les coûts, temps et obligations d'enregistrement formel. Nombre d'individus indépendants tels que le personnel de nettoyage, de garde d'enfants, jardiniers, conducteurs de pousse-pousse, gardiens de parking ou d'immeuble sont également considérés comme appartenant au «marché gris». Ces récentes statistiques, publiées par la Banque mondiale et l'International development research center (IDRC), représentent seulement des estimations de ce marché informel car il est difficile d'évaluer précisément son ampleur. IDRC a indiqué que s'il était possible de rassembler des données réelles dans un certain nombre de pays du sud-est asiatique (Chine, Inde, Indonésie, Pakistan, etc.), le pourcentage estimé des ouvriers travaillant «au gris» en Asie serait très probablement beaucoup plus élevé. Bien que ce résultat souligne l'existence de l'économie souterraine dans les régions où la majorité de la population est pauvre, rien ne permet de conclure que ce marché n'existe ni en Amérique ni en Europe. Les évaluations suggèrent que 30 % des gens aux Etats-Unis et 25 % en Europe sont actifs sur ce marché parallèle au marché officiel, en tant qu'ouvriers de rénovation, personnel d'entretien domestique ou professeurs privés. Comme la nature a horreur du vide et s'il y a un marché pour un produit ou un service, le vide sera vite comblé. Les produits offerts par les commerçants fonctionnant «au gris» ou '' au noir'' coûtent souvent moins que leurs équivalents ‘'originaux'' officiellement fabriqués, grâce à moins de frais de fonctionnement et moins d'impôts. D'autres, cependant, arguent qu'en raison de l'absence de réglementation de l'activité de ces entreprises, la qualité de leurs produits ou de leurs services peuvent en souffrir et c'est généralement ce qui arrive.. L'économie souterraine existera tant « que les règlements et les coûts pour créer et faire fonctionner une activité «étoufferont les entreprises privées», déclare l'économiste péruvien Hernando Soto. Dans les pays d'Amérique du Sud, les pays asiatiques et africains, les sociétés établies légalement font toujours appel à ceux qui fonctionnent dans l'économie souterraine. Miguel Angel Centeno et Alejandro Portes, professeurs à l'université de Princeton (USA), soulignent, dans l'étude ‘'L'économie souterraine dans l'ombre de l'Etat'', que les entreprises vont rester inventives et trouveront des moyens pour déjouer les lois et les règlements. Ces entreprises sous-traiteront une grande partie du travail à de petites entreprises sur le marché «gris». Les pauvres d'Amérique ont établi une économie souterraine prospère basée sur les affaires en argent comptant, les accords oraux et d'autres formes qui ne sont pas facilement décelables. D'après des recherches, les activités «au gris» prospèrent surtout dans les pays où les impôts sont élevés, les systèmes d'application légaux faibles et une grande proportion de personnes pauvres. Pourtant, la réalité est que les entreprises souterraines prospèrent autant dans les pays riches que pauvres. Dans la plupart des pays appliquant l'économie souterraine, «les règlements, les lois du travail contraignantes et un labyrinthe administratif font que l'environnement des affaires est difficile pour les entreprises respectueuses des lois». Il est admis que pour constituer une entreprise, aussi petite soit-elle, il faut bien plus de temps et de documents dans des pays comme la Tunisie que dans les pays avancés. Enfin, les chiffres annoncés sur la part du marché parallèle par rapport à l'économie nationale (54%) et sur la valeur financière de cette part devraient préciser l'impact de ce marché et le manque à gagner dans les domaines de la couverture sociale et les rentrées fiscales. Les effets positifs de l'économie souterraine Il est aussi paradoxal que confirmé que l'économie souterraine possède des effets positifs. L'économie souterraine permet en effet, comme nous l'avons vu précédemment, de faire vivre des familles et plus généralement des communautés entières et de les empêcher ainsi de tomber dans la pauvreté et la misère. Elle permet ainsi de diminuer certaines tensions sociales et amène, par ce fait, une certaine paix dans le pays. Détruire cette économie, c'est prendre le risque de couper une partie de la population de ses moyens de survie, et donc pourrait provoquer une déstabilisation sociale. On le constate tous les jours presque partout en Tunisie. La gestion des saisies permet de dégager des profits en faveur de l'Etat. De plus, afin de lutter contre cette économie souterraine, les autorités doivent multiplier les contrôles. Des organismes sont créés afin de lutter efficacement contre ce phénomène: exemple de ‘'La Dilti'' en France (la délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal). Qu'a-t-on fait dans ce domaine en Tunisie ? Par ailleurs, il est utile de noter que des experts arrivent à une conclusion très étonnante. C'est ce que révèle une note de recherche rédigée par Sebastian Kubsch, l'un des experts de la très sérieuse Deutsche Bank qui souligne que ‘'la corruption et la malhonnêteté sont peut-être les remparts les plus efficaces à la crise. Chiffres à l'appui''. Dans son étude « L'économie parallèle défie la crise», il explique que les pays ayant une économie souterraine conséquente — elle inclut le travail au noir, l'évasion fiscale, le trafic de drogue, etc. — ont globalement mieux résisté à la tempête en 2009. Il est impérieux de signaler qu'à part les peu nombreux pays développés qui peuvent se permettre d'assurer de hauts salaires et un niveau de vie confortables à leurs citoyens, la plupart des pays, même parmi ceux considérés économiquement puissants ou forts comme La Chine, qui est en passe de devenir la première puissance économique du monde, la Russie, l'Inde, le Brésil et tant d'autres moins nantis comme L'Argentine, l'Egypte et tant d'autres, etc. ont choisi de ne pas supprimer la compensation des prix des produits de première nécessité, conscients qu'ils sont de l'absolue nécessité de ne pas dégrader davantage le pouvoir d'achat et la précarité des couches sociales les plus défavorisées, sous peine de soulever de nouvelles émeutes et de nouvelles crises désastreuses. Rattraper les pertes causées par la compensation peut facilement se faire par la péréquation sur les produits de luxe et d'autres moyens de justice sociale, comme une meilleure répartition des richesses et une meilleure fiscalité et une bien meilleure collecte des impôts. La paix sociale peut être à ce prix et c'est loin d'être chèrement payé.