Par Dr Mohamed Ali BOUHADIBA Comment peut-on faire des prévisions économiques lorsqu'on ne tient pas compte de 47% de l'économie. C'est ce que représente aujourd'hui l'économie informelle en Tunisie, c'est-à-dire cette économie de débrouillardise qui échappe à tout contrôle. Cette économie n'est pourtant ni illégale puisqu'elle ne vend rien d'illégal, ni souterraine puisqu'elle se fait en pleine rue. Elle doit être distinguée de la contrebande et de l'économie criminelle. C'est tout simplement une stratégie de survie et en tant que telle, faut-il la supprimer? On a toujours pensé que cette économie était une économie de pénurie causée par les crises économiques et qu'elle ne concernait que les gens très pauvres et les chômeurs. Cela n'est pas tout à fait vrai car si cette économie se développe lors des crises, elle continue d'augmenter encore plus lorsqu'il y a de la croissance et d'autre part elle se voit aussi dans les pays riches. Les gens qui s'y adonnent ne sont pas tous chômeurs, parfois ce sont des personnes qui font cela à côté d'un travail régulier; enfin ce ne sont pas seulement les pauvres qui y ont recours mais parfois des milieux moyens. Cette économie est facile d'accès, elle est intelligente, montre beaucoup de solidarité et contrairement à ce qu'on pense, elle est très organisée. Elle a plusieurs avantages importants, d'abord elle absorbe une partie du chômage et réduit l'impact de ce problème. Ce faisant, elle limite les problèmes sociaux et la criminalité. Elle fournit en outre à la population des biens et des services à faible coût et tempère ainsi les effets de l'inflation, et enfin, comme l'a montré la Banque mondiale, elle constitue un véritable facteur de croissance. C'est certain, cette économie fait aujourd'hui partie du libéralisme et c'est un facteur de développement. Ceux qui avaient misé sur sa disparition avec le développement se sont trompés, elle est là pour rester. Les détracteurs avancent que ces commerces de rue sont une concurrence déloyale pour les boutiques et qu'ils ne paient pas d'impôts. Cela n'est pas vérifié car les clients de ces étals ne sont pas en général ceux qui fréquentent les boutiques. En outre, ces petits vendeurs, s'ils ne faisaient pas ce commerce, seraient chômeurs et ne paieraient pas d'impôts non plus. Enfin, ne donnons pas de leçons lorsque tant de compagnies ayant pignon sur rue sont des spécialistes de l'évasion fiscale. En fait, les gens s'insèrent dans cette économie pour plusieurs raisons. Il y a les chômeurs, il y a aussi ceux dont l'activité a été laminée par des lois et des règlements trop rigides, d'autres parce qu'ils trouvent cela plus facile et moins contraignant qu'une activité régulière, enfin les patrons indélicats qui veulent sous-payer leurs ouvriers. Les autorités ont toujours lutté contre ce commerce. La police municipale traque ces revendeurs et saisit leurs étalages. Cela a mal tourné, une fois, à Sidi Bouzid avec Bouazizi et nous en connaissons tous les conséquences. Les plus volontaires de nos économistes essaient d'intégrer ces gens dans le circuit économique formel. Peine perdue: cette économie ne peut pas être contrôlée car elle représente une trop grande diversité. En outre, les gens qui la pratiquent sont ce qu'ils sont et ne pourront pas changer. Alors que faire? Peut-on moralement laisser faire? Comment peut-on les mettre à contribution pour le budget de l'Etat? Robert Neuwith a passé 4 ans dans les shanty towns d'Afrique à étudier cette économie. Il pense qu'elle deviendra en moins de 10 ans la première économie au monde. Il recommande aux gouvernements de donner à ces gens une forme de reconnaissance et de ne jamais saisir leurs biens car cela a de trop graves conséquences pour eux. Nous avons, effectivement, tous vu les scènes déchirantes des forains de La Goulette lorsqu'on détruisait leurs balançoires. Au lieu de supprimer cette économie informelle, il recommande, au contraire, de la développer et la faire grossir car elle participe au développement. Beaucoup de ces commerçants en grossissant réintégreront même le circuit formel. Il recommande néanmoins de les mettre à contribution en leur offrant des emplacements à l'abri des intempéries, pour lesquels ils pourraient payer quelque chose, ou leur offrir une petite protection sociale pas trop chère pour eux, ou des microcrédits. Bref, toutes sortes de petites mesures qui remplaceraient les impôts et les mettraient à contribution. Enfin, il recommande de les organiser en une représentation unique, quelque chose qu'on pourrait peut-être appeler le syndicat des vendeurs à la sauvette... Pourquoi pas?