Par Jawhar CHATTY Le temps n'était pourtant pas maussade comme c'est souvent le cas les jours de l'Aïd. Mais le cœur n'y était pas. La tragédie la plus meurtrière depuis vingt-cinq ans a endeuillé le pèlerinage de la Mecque, jeudi 24 septembre, jour de la fête de l'Aïd. Les Tunisiens ne pouvaient pas ne pas y penser constamment. Le cœur n'y était pas parce que nous croyons que le monde ne tourne pas rond et que les faits semblent nous donner raison. Le monde musulman compte ses morts à Mina, cependant qu'ailleurs on se presse de décortiquer les conséquences politiques du drame pour le royaume sur fond de sa rivalité avec l'Iran et des menaces de l'Etat islamique, qui appelle ouvertement au renversement de la maison des Saoud. Guerre en Syrie, en Irak, en Libye... Un grand pays se vide de son grand peuple, l'Europe parle de «crise» migratoire. Le terrorisme n'est plus une menace lointaine, c'est une réalité si proche. A la tribune de l'ONU, le Pape fait la morale aux puissants de ce monde. Il prêche le développement inclusif et durable. Dans un monde frappé par la pauvreté et les inégalités, c'est une autre croissance qu'il faut inventer, qui s'accompagne d'une décroissance des gaspillages, une croissance respectueuse des équilibres naturels et qui s'accompagne d'autres modalités de consommation et de production. Le FMI observe aussi que l'élévation du PIB ne fait pas reculer la pauvreté ni l'inégalité. Christine Lagarde a, à cet égard, raison de parler de croissance «médiocre». En réalité, l'invocation permanente de la croissance est un moyen de ne pas remettre en cause l'inégalité extrême des revenus et des patrimoines, en faisant croire à chacun que son niveau de vie va s'améliorer. Cette obsession de la croissance est aveugle à l'ampleur de la crise sociale, écologique et environnementale. Drôle d'époque. Epoque de la valse des valeurs et de la confusion des idéologies, ce mélange d'ombre et de soleil, de raison et d'absurdité, d'ambiguïtés tranquilles et de cohérences incertaines, de nihilisme et de mesure. Pourvu que ce ne soit pas un signe du crépuscule du monde ! En Tunisie, nous avons accueilli l'Aid avec en mains un accord, qualifié d'«historique» par le chef du gouvernement, sur les majorations salariales dans le secteur public sans toujours comprendre en quoi cet accord est «historique». Avec cet accord, le gouvernement est arrivé à concéder ce qu'il n'a pas, c'est historique, en effet. Cela est propre à alimenter l'inflation et, par conséquent, à entamer un peu plus le pouvoir d'achat. Cet accord ouvre, cerise sur le gâteau, la voie aux revendications salariales du secteur privé, avec, en perspective, une guerre ouverte entre l'Ugtt et l'Utica. Pendant ce temps, l'investissement continue d'être atone et, pour reprendre une expression fort imagée de Chedly Ayari, la croissance «dormante».