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«Après 2011, il y a eu légitimation du rejet de l'avortement» Entretien avec DR Selma Hajri, endocrinologue et présidente de l'association «Groupe Tawhida Ben Cheikh»
C'est aujourd'hui que la communauté internationale célèbre la Journée mondiale pour le droit à l'avortement. A cette occasion, La Presse donne la parole à Selma Hajri, médecin, endocrinologue, présidente de l'association «Groupe Tawhida Ben Cheikh ». C'est d'une enquête faite sur un échantillon de femmes tunisiennes, qui sera présentée la semaine prochaine au Canada, que Dr Hajri nous parlera, mais également de ce droit à l'avortement garanti dans notre pays, défendu partout dans le monde, et si passionnément controversé. Entretien. Pourquoi le droit à l'avortement est-il si important pour les femmes? Le droit à l'avortement ainsi que la contraception sont des droits universels qui sont fondamentaux pour les femmes. Ce n'est pas un hasard si les associations féministes se sont focalisées sur ces droits. C'est ce qui permet aux femmes de planifier leur vie, de décider de ce qui est prioritaire : avoir une grossesse ou continuer les études, avoir une grossesse ou travailler. Rien d'autre n'est aussi important. C'est par le droit à l'avortement et la contraception que les femmes ont pu gérer leurs vies. Ce contrôle de la fertilité a permis aux femmes de réaliser un bond qualitatif, et de passer à un stade où elles peuvent revendiquer l'égalité avec l'homme. Ce qui est fondamental ce n'est pas l'avortement en soi. C'est le fait de pouvoir contrôler la fertilité par la contraception. Comme les femmes ne sont pas des êtres infaillibles: on peut se tromper, oublier, on peut avoir un accident de parcours. C'est pourquoi le droit à l'avortement doit être un droit constitutionnel. En quoi la législation tunisienne est avant-gardiste quant au droit pour l'avortement? La législation en Tunisie est l'une des premières au monde qui ait introduit le droit à l'avortement dans des conditions médicalisées, à toute femme, sans aucune restriction au cours du premier trimestre de la grossesse. La Tunisie est parmi les premiers pays au monde à avoir légalisé l'avortement. La loi française en vigueur interdisait l'avortement. Dès 1965, il y a eu promulgation de la première législation; une loi qui autorisait l'avortement pour toute femme ayant plus de 5 enfants. Le deuxième amendement datant de 1973 est venu autoriser l'avortement jusqu'à 14 semaines de grossesse pour toute femme majeure, sans aucune limitation, à condition que ce soit pratiqué par un médecin dans des institutions de santé. C'est une loi qui est venue dans un cadre beaucoup plus large d'émancipation des femmes et de leurs droits en matière de contraception. Depuis, la loi sur l'avortement n'a plus jamais été touchée, y compris ces dernières années. Cette loi a été préservée telle quelle. Il y a eu, en revanche, des situations où on a essayé de la remettre en cause. Si la loi n'a pas été touchée qu'en est-il pour la pratique? Dans le secteur public, c'est une activité reconnue depuis que la loi et le planning familial existent. Ce que nous avons constaté, à la fin des années 2000, avant même qu'Ennahdha n'accède au pouvoir, c'est l'apparition d'un conservatisme religieux chez les sages femmes mais aussi certains membres du corps médical. Ce conservatisme religieux a eu un impact sur leur pratique en tant que prestataires de santé. Ils avaient un regard moral sur les femmes qui venaient demander un avortement. Cette attitude n'a pas été prise en compte par les responsables de la santé, mais occultée. Il faut savoir que dans le secteur public, l'avortement est totalement gratuit dans les structures de planning familial et hospitalières publiques. Le secteur privé, lui, ne pose aucun problème, mais il n'est pas accessible à toutes les femmes. C'est toujours pareil, ce sont celles qui ont les moyens financiers qui peuvent avoir recours à l'avortement dans le privé, puisque c'est légal et les femmes aux ressources limitées demeurent à la merci des modifications de comportements et des moyens dont dispose le pays. Ce sont ces femmes-là qui sont toujours pénalisées. Maintenant, il ne faut pas perdre de vue qu'après les élections de 2011, il y a eu légitimation de ce comportement de rejet. Des centres de reproduction du planning familial notamment au Sud : Tataouine, Gafsa, Sidi Bouzid, Siliana... ont arrêté toutes activité d'avortement. Soit le personnel médical et paramédical considérant l'avortement comme étant « haram », inacceptable sur le plan religieux, refusaient de le pratiquer, soit qu'ils avaient peur. Sur les 24 centres que compte le pays, il y avait bien une dizaine qui avait cessé de pratiquer des avortements. Certains ont repris depuis 2013, mais d'autres non, jusqu'à aujourd'hui. La pratique de l'avortement illégal est-elle répandue en Tunisie? C'est une grande inconnue. On rapporte des cas d'accidents. Des femmes se sont présentées à l'hôpital avec des infections ou hémorragies graves provoquées par des tentatives d'avortement. On sait qu'on utilise des mélanges d'herbes et de produits qui relèvent de la médecine traditionnelle. Mais ça ne semble pas être courant. Les femmes ont pris l'habitude d'aller dans les dispensaires, même si elles y vont sans être sûres que c'est légal et qu'elles seront bien reçues. Pouvez-vous nous parler de votre enquête? Contactée par l'université Américaine de Californie qui a travaillé dans cinq pays différents dans lesquels l'avortement est légal, mais parfois socialement rejeté, nous avons fait une enquête préliminaire pour voir si ça existait d'abord des femmes dans notre pays à qui on refuse l'avortement. Nous avons suivi pendant deux mois, novembre-décembre 2014, à l'hôpital de la Rabta toutes les femmes qui voulaient se faire avorter. Sur 80 femmes, 22 se sont vu refuser l'avortement pour des raisons diverses. Et sur ces 22, il y en avait bien 19, donc pratiquement 75% pour lesquelles l'avortement était totalement légal. Il n'y avait pas de raisons valables, ni sur l'âge de la grossesse, ni au regard des contre-indications médicales. C'était un refus d'avortement lié, soit à des raisons mal définies, soit à des problèmes logistiques ; manque de place, de personnel... La deuxième étape était d'identifier ces femmes à qui on refusait l'avortement et de les revoir deux mois plus tard pour connaître leur vécu et leur sentiment. Treize d'entre elles ont pu être réellement interviewées. C'est une enquête qualitative, mais sur ces 13 femmes, nous avons recueilli des informations intéressantes. Le fruit de cette expérience, je le présenterai dans quelques jours dans l'internationale de la gynéco-obstétrique au Canada. Le débat est toujours d'actualité et passionné, partout. Aux Etats-Unis par exemple, dans certains Etats, on invoque le droit à la vie, qu'en pensez-vous? Le doit à la vie de l'embryon est un débat qui existe dans certaines parties extrêmement conservatrices de ces sociétés. Il est évident que si on devait mettre en avant le droit du fœtus au dépend de celui d'une femme adulte, c'est assez aberrant. Le droit à la vie ne peut être considéré comme quelque chose d'absolu, mais de circonstanciel. Si une jeune fille est violée et se retrouve enceinte, et dont la vie risque d'être déstabilisée ou la santé mise en danger, il est normal de choisir celui qui est vivant plutôt que celui qui est en germe de vie. A quel moment de la grossesse, l'embryon commence-t-il à prendre conscience de ce qui l'entoure dans le ventre de sa mère? Ce qui est certain, ce n'est pas au premier trimestre. C'est bien au-delà des 14 semaines de grossesse. En fin du deuxième trimestre probablement que l'on peut prouver que le fœtus peut avoir des perceptions par rapport à l'extérieur. Avant 14 semaines de grossesse, c'est encore un embryon à un stade primaire de développement et il est peu concevable qu'il ait la moindre perception de ce qui l'entoure. Avez-vous visité des pays africains et arabes pour pouvoir les comparer avec la situation de la femme tunisienne? Oui, beaucoup de pays africains et certains pays arabes. Il est évident que la situation de la Tunisienne est très avancée par rapport aux femmes de ces pays et surtout du continent. Maintenant, il faut savoir que tous les pays du Monde arabe ont interdit l'avortement, y compris le Maroc et l'Algérie. Sauf pour certains et dans certaines situations : le viol (dans certains pays arabes, n'est pas considéré comme une cause pour le recours à l'avortement) ; l'inceste, et dans certains rares pays, lorsque la santé de la mère est en danger, comme l'Algérie, le Maroc, le Bahreïn et le Liban. Pour le reste et dans la plupart des pays du Monde arabe, l'avortement est interdit dans presque tous les cas. Mais, l'avortement est pratiqué presque sans difficulté en Egypte, au Liban ou en Jordanie. Une femme peut aller voir n'importe quel médecin dans le privé, dans n'importe quelle clinique et l'avortement est pratiqué dans d'excellentes conditions. Ça se fait dans le déni, le non-dit. On n'en parle jamais, même pas dans les congrès. L'avortement c'est comme l'excision en Egypte. On sait maintenant que 98% des filles sont excisées en Egypte. Les Egyptiens commencent à peine à en parler dans les rencontres scientifiques. C'est la culture arabe, ce qui fâche, on le nie, on l'occulte. En Afrique, c'est différent. L'avortement est tout aussi interdit, mais c'est un continent beaucoup plus pauvre où les pratiques traditionnelles sont encore très répandues, et où les conditions d'hygiène et sanitaires sont beaucoup moins bonnes, et où la mortalité due aux avortements clandestins est inacceptable. C'est un scandale humanitaire, plus de 13% de la mortalité des femmes est due aux avortements clandestins. En Tunisie, la situation est beaucoup plus proche des pays occidentaux que celle des pays arabes. Pouvez-vous comparer entre votre action associative et militante avant et après janvier 2011? Je pense que l'expérience que nous vivons a quelque chose d'extraordinaire ; la parole. Plus on parle, moins il y a de silence, et plus on arrive à avancer dans la réflexion. Cela rend optimiste. En contrepartie, en tant que militante et médecin qui travaille sur l'avortement depuis 25 ans, il y a des changements en matière de santé reproductive qui sont inquiétants. Il y avait jusqu'à la fin des années 90, une génération de prestataires de soins et de professionnels qui avaient une réelle conviction à l'endroit des activités qu'ils pratiquaient : promouvoir l'accès à la contraception, à l'avortement et l'éducation des femmes dans les régions isolées, c'était pour eux des objectifs voire un idéal à atteindre, plus maintenant.