Des femmes qui portent le cercueil d'une autre femme pour l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure. Des femmes et des hommes qui dénoncent ce qu'elles/ils considèrent comme, tout à la fois, une transgression du dogme religieux et un déshommage à la tradition. Il y a là, à mon sens, quelque chose de tout à fait inédit qui se manifeste et qui mérite d'être verbalisé. Ce qui m'interpelle ici, en tant que féministe décoloniale, c'est, pour parodier Gayatri Spivak, le fait que la « femme brune » s'attaque à l'autorité de l'homme brun sur le corps vivant et sur la dépouille sans demander secours à l'homme blanc ou à la femme blanche. Pour bien comprendre cette idée cruciale, il est important de la mettre en rapport avec ce que dit Spivak d'une pratique mortuaire hindoue appelée sati. La sati désigne une forme de deuil institutionnel performée par certaines veuves hindoues (celles qui appartiennent à la caste dominante des guerriers) afin de rejoindre leur époux dans la mort. C'est donc un suicide qui se donne à voir comme un sacrifice et qui, comme tel, obéit à un cérémonial très particulier. La veuve, qui ne doit être ni enceinte ni en période de menstruation, se pare d'un sari aux couleurs chatoyantes avant de se jeter dans le bûcher. Ce feu aux vertus purifiantes permettra à son esprit de voyager jusqu'au mari décédé et cette réunion symbolique est vécue par la famille des deux défunts non seulement comme nécessaire mais aussi comme salutaire, au sens forme du terme. « Salutaire », parce qu'elle participe d'un certain prestige dont on se prévaut au sein de la communauté ; « nécessaire », parce qu'il ne saurait en être autrement et que l'accord de la veuve et future morte n'entre jamais en ligne de compte. L'administration coloniale britannique a décidé d'abolir ce rite en 1829, le jugeant, à juste titre, barbare. Mais l'on peut aller plus loin et voir, dans cette décision et avec Spivak, la manifestation par excellence de la mission civilisatrice impériale. En représentant la sati comme une tradition indigne, les Britanniques se sont ainsi donné le beau rôle en apparaissant comme de preux chevaliers arrachant les pauvres femmes autochtones à leurs pratiques sauvages. Spivak explique très bien cette idée dans une formule devenue depuis célèbre : «les hommes blancs ont sauvé les femmes brunes des hommes bruns». Le 28 janvier 2020, en Tunisie, des femmes brunes n'ont eu besoin ni de l'homme blanc, ni de la femme blanche, pour faire ce qu'elles ont jugé juste et digne. L'on pourra penser d'elles ce que l'on voudra. Mais pour la première fois dans l'histoire postcoloniale de ce pays, la tradition patriarcale a été, au sens objectif du terme, critiquée en interne par les principales concernées. Pas de maternalisme, pas d'hégémonie, pas de discours venu d'en haut, pas de sauveurs/ses prêcheurs/ses de bonne parole plus ou moins bien intentionné(e)s. Le 28 janvier 2020, et pour parodier encore une fois Spivak, les subalternes ont parlé sans demander la permission à quiconque, bruns ou blancs, d'une même voix et sans porte-parole autoproclamé (ée). Elles se sont insurgées contre l'assignation politico-métaphysique des femmes. Elles ont fait valoir une certaine forme d'incohérence, celle qui célèbre leur capacité à porter la vie tout en leur déniant celle de porter la mort. Une autre manière de reconduire les distinctions public/privé, nature/culture, homme/femme beauté/laideur — des distinctions qui sont des marqueurs de pouvoir et donc d'exclusion et non des concepts épistémologiques ou herméneutiques — et de les croiser en préservant le parallélisme des trajectoires : aux femmes, la vie, privée, naturelle et belle, aux hommes, la mort, laide, culturelle et donc publique. Est-ce vraiment là la dignité que nous appelons de nos vœux ? La citoyenneté Non, aucunement. La dignité, c'est certes le droit de participer à la gestion de la vie, mais c'est aussi celle de l'égalité devant la mort. Devant la mort, et pas simplement dans la mort : la première concerne les vivants, la seconde les défunts. Etre égaux devant la mort, c'est avoir voix au chapitre de sa gestion publique et pas simplement privée, c'est nous retrouver ensemble au sein même de cette gestion, au-delà de l'assignation-exclusion qu'opère, dans le cas d'espèce, la distinction public/privé. Ce n'est pas autre chose, au demeurant, qu'incarne le cimetière. Il est le lieu commun par excellence, dans une double acception. Au sens premier du terme, d'abord, ce lieu où nous nous retrouvons tous, morts ou/et vivants : au sens figuré, ensuite, celui de la banalité de la mort. Si nous réussissons parfaitement et depuis toujours à incarner, performer, gérer ce caractère profondément anodin, le temps est venu aujourd'hui de revenir aux fondamentaux du premier degré. Telle est la métaphysique du commun qui achèvera de nous rendre dignes. Soumaya MESTIRI* *Professeur de philosophie politique et sociale à la FSHST