Par Faouzi KSIBI En moins de quarante-huit heures, le ciel trop chargé s'est dégagé et l'ambiance politique et sociale est devenue décontractée et conviviale. La grisaille accumulée la veille, tout au long de cette journée morose, marquée par l'attentat contre le président de l'Etoile Sportive du Sahel et le député de Nida Tounès, Ridha Charfeddine, s'est subitement dissipée, avec l'annonce de cette belle nouvelle qu'est l'octroi du Prix Nobel de la paix au quartette pour le rôle déterminant qu'il a joué dans le cadre du Dialogue national et «sa contribution décisive dans la construction d'une démocratie pluraliste en Tunisie après la «révolution du jasmin de 2011», suivant la déclaration du jury. Cette récompense a raccommodé les rivaux qui étaient à couteaux tirés, il y a quelques jours, et qui se comblent mutuellement de félicitations aujourd'hui. L'heure est à la jubilation. Mais ce «jasmin» a-t-il fleuri pour qu'ils connaissent un tel engouement? Ce cérémonial politique contribue-t-il vraiment à apaiser le climat et à changer la réalité? Changement de l'échiquier politique Le député du Front populaire, Jilani Hammami, que nous avons rencontré en marge du troisième anniversaire de cette coalition de gauche, et qui nous parle de la nécessité d'accélérer, en cette circonstance, le rythme du travail du FP en vue de vulgariser davantage son programme et de lui attirer plus de sympathisants, ne manque pas de souligner que les événements qui se succèdent sur les plans économique, social et politique viennent confirmer le bien-fondé de son orientation et de toutes les thèses qu'il développait et qui faisaient l'objet de suspicion, et préfigurer une crise d'un caractère encore plus aigu qui risque de faire exploser la situation sévissant dans le pays. Concernant la coïncidence entre la fameuse vidéo de Moez Ben Gharbia et la démission de Lazhar Akermi, que séparaient seulement quelques heures, et au-delà de la présence d'un hypothétique lien entre les deux faits, le député du FP y voit une connotation politique bien évidente, à savoir que l'équipe gouvernementale est en crise. Il estime qu'en plus de son échec économique, social, politique et sécuritaire, elle est sur le point d'être démantelée, et de mener le pays vers le désastre, ce qui impose que l'on prenne des mesures pratiques afin d'éviter le vide qui pourrait en résulter. Hammami considère que les déclarations de Ben Gharbia affirment les thèses du FP dans plusieurs domaines, notamment en ce qui concerne la question sécuritaire et les assassinats de ses martyrs, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. «Nos soupçons sont ainsi entérinés, et ces révélations devraient pousser le gouvernement et la justice à agir au plus vite, en ouvrant des enquêtes pour découvrir la vérité», souligne-t-il. Le FP s'est, à maintes reprises, plaint de la lenteur des procès et des tentatives d'étouffer ces affaires d'assassinat, et a toujours soutenu que le problème réside dans la justice qui n'est pas rassurante, ni sécurisante, en raison du fait qu'elle n'est pas assainie comme il se doit, comme l'atteste sa manière de traiter les dossiers des assassinats, du terrorisme et de la corruption, d'après Jilani Hammami. Cette réalité aussi bien décevante qu'alarmante pose avec insistance la nécessité et l'urgence de son assainissement radical. En outre, l'équipe gouvernementale n'est parvenu ni à apaiser la crise économique, ni à résoudre les difficultés sociales des Tunisiens, ni à leur ouvrir des perspectives politiques, susceptibles de les acheminer vers une situation politique stable. S'ajoutent à tout cela la crise interne au sein de Nida Tounès et la démission de l'un de ses ministres, qui affecteront à coup sûr le rendement du gouvernement, tient à préciser notre interlocuteur. «Le FP est prêt à négocier l'évolution de la situation non seulement par des conceptions, l'actualisation de son programme, l'organisation de ses structures et la tenue de son congrès national, mais également au niveau pratique», conclut le porte-parole du Parti des travailleurs. Quelle que soit leur teneur, ces déclarations nous éclairent sur les modifications profondes que va connaître l'échiquier politique dans les jours qui viennent. Il est incontestable qu'il va changer de configuration, et les raisons de ce changement sont toutes révélées par ce témoignage. Echec sur toute la ligne Le malaise gouvernemental ne date pas d'aujourd'hui, mais d'il y a quelque temps, bien que certains, qui sont frappés de cécité, essayent de farder la situation, en défendant l'indéfendable. Il s'agit de ceux-là mêmes qui soutenaient inconditionnellement le régime de Ben Ali. Ce sont ces esprits inféodés qui ne peuvent aucunement vivre sans maître, et qui, même s'ils n'en trouvent pas, en inventent. Ces faiseurs de dictateurs trouvent du plaisir à être au service de leurs seigneurs pour l'intérêt desquels ils n'hésitent pas l'ombre d'une seule seconde à travestir la réalité et à décrire l'enfer comme un paradis. Les prémices de la crise tous azimuts, qui s'aggrave de jour en jour et qui dégénère jusqu'à devenir explosive, étaient visibles depuis le départ, depuis que le parti vainqueur a refusé d'assumer pleinement sa responsabilité au niveau du gouvernement, en partageant le pouvoir qui lui est dévolu avec le parti qu'il diabolisait, tout au long de la campagne électorale, au nom du «vote utile», et en justifiant cette coalition par l'impossibilité de gouverner sans le parti qui détient la seconde position. Il introduit par là une nouvelle conception de la démocratie, une démocratie saugrenue et bâtarde qui fonctionne au rythme des intérêts des deux grands partis de la coalition gouvernementale. Il était clair depuis le départ que cette dernière s'est constituée non pas autour d'un programme mais sur la base d'arrangements partisans dictés par des agendas internes et externes. Il était question de se partager le gâteau et nullement de servir l'intérêt du pays comme on ne cesse de le répéter. Cette propagande médiatique mensongère était trahie par les dissensions qui éclatent entre ces pseudo- partenaires à chaque fois que ce partage est jugé préjudiciable par certains d'entre eux, comme on a eu l'occasion de le voir, lors des nominations des gouverneurs et des délégués. Ce gouvernement «des affaires» n'a rien réussi dans tout ce qu'il a entrepris : l'économie est à genoux, avec un taux de croissance de 0,7, l'informel l'envahit, l'endettement extérieur est toujours galopant, les revendications sociales se multiplient et se radicalisent de plus en plus, les instances constitutionnelles, les ingrédients essentiels à tout système démocratique, ne sont pas encore mises en place, la justice transitionnelle est reportée à une date indéterminée et la sécurité nationale va de mal en pis. A ce propos, c'est sous le règne de ce gouvernement de coalition qu'ont eu lieu les actions terroristes les plus spectaculaires et les plus meurtrières, et pourtant la réaction est toujours la même que celle du temps de la Troïka : constitution de commissions d'enquêtes qui, toutefois, ne dépassent pas la simple déclaration, qui est faite juste pour faire taire les contestataires, en absorbant leur colère, et classer ainsi l'affaire, ainsi que l'annonce indéfiniment reportée de la tenue du congrès national de lutte contre le terrorisme, qu'on compte enfin internationaliser, notamment par le ralliement à l'alliance contre Daech, ce qui le viderait de son contenu national. Ces procédés ont toujours bien fonctionné, puisqu'aucun dossier n'a été réellement traité et qu'aucune enquête n'a été entreprise. En témoignent, à titre d'exemple, ceux des assassinats politiques et autres, dont Moez Ben Gharbia menace de dévoiler les commanditaires, de l'attaque contre le siège de l'Ugtt par les milices des «ligues de protection de la révolution» ou bien encore l'utilisation de la chevrotine pour réprimer le mouvement social qui s'est déclenché, à l'automne 2012, à Siliana. « L'omerta» Cette impunité s'est accentuée avec le temps, ce qui laisse dire à plusieurs observateurs qu'Ennahdha n'a jamais quitté le premier rang sur la scène politique et qu'il est le vrai détenteur du pouvoir. D'ailleurs, certains dirigeants de Nida Tounès, dont Mondher Hadj Ali, affirment que le chef du gouvernement, Habib Essid, coordonne l'action gouvernementale beaucoup plus avec le parti islamique qu'avec le leur. Les exemples confortant cette thèse ne manquent pas et les manifestations en sont multiples. On peut en citer la polémique virulente entre le ministère de l'Intérieur et les juges, à cause de ces remises en liberté systématiques de terroristes notoires, les organisations impliquées dans l'envoi de jeunes Tunisiens vers la Syrie, à l'instar de «Liberté et équité» de l'avocate Imène Triki, accusée par l'un de ces derniers et la mère des deux sœurs Rahma et Ghofrane Chikhaoui, enrôlées dans les rangs des jihadistes, de leur avoir servi d'intermédiaire, et tout récemment l'intercession de Rached Ghannouchi auprès du gouvernement en faveur des terroristes tunisiens de Syrie «repentis». Une attitude qui lui vaut un beau clash de la part du porte-parole de Hamma Hammami, qui lui réplique qu'il devrait commencer par se repentir lui-même de ses péchés. Qu'il s'agisse d'une contrition ou bien d'une attrition, il est inconcevable et absurde de se réconcilier avec des jihadistes, les auteurs de crimes barbares, abominables et ignobles. Au nom de quoi le président d'Ennahdha se permet-il de défendre ces terroristes? Ce qui est d'autant plus révoltant c'est qu'il n'en est pas à sa première grosse bévue, puisqu'il a toujours assisté et défendu ces apprentis sorciers, depuis leurs premiers pas dans le domaine du terrorisme, à l'époque où ils lui rappelaient sa jeunesse et où ils faisaient du sport au mont Châambi pour faire baisser le mauvais cholestérol. Pense-t-il par hasard que la Tunisie est sa propriété privée dont il peut disposer comme bon lui semble? Aurait-il tendance à sous-estimer l'intelligence des Tunisiens et à croire qu'il est capable de les fourvoyer? Si c'est vraiment son intention, il doit savoir qu'il se trompe lourdement. La Tunisie leur appartient, ils en sont les gardiens et les vrais dépositaires du pouvoir qu'ils gardent soigneusement et jalousement et qu'aucun service de renseignement ne peut leur confisquer quels que soient les subterfuges dont il use et le manège des agents locaux et étrangers qu'il engage. Mais ce laisser-aller et cette impunité ne dénotent-ils pas une certaine fragilité de l'Etat? Et celle-ci n'est-elle pas le corollaire du refus délibéré d'élucider les assassinats politiques, de la velléité à combattre le terrorisme et à réformer d'une manière radicale les systèmes sécuritaire, judiciaire, douanier et financier? Le dernier attentat contre Ridha Charfeddine est une preuve supplémentaire de cette vulnérabilité de l'Etat tunisien qui devient, vraisemblablement, un terrain fertile non seulement aux terroristes, mais aussi aux mafieux. Il est à craindre que la Tunisie n'inaugure une nouvelle ère, celle des règlements de compte entre les gangs, qu'elle ne soit «libanisée» et que l'Omerta (la loi du silence) de la mafia sicilienne n'y devienne de rigueur. Et là, ni le prix Nobel de la paix ni aucun autre titre honorifique ne peuvent être d'un quelconque secours. Le processus du démantèlement de l'Etat n'est-il pas déjà en marche? D'ailleurs, le constitutionnaliste Slim Laghmani vient d'affirmer que «les députés d'Ennahdha ne veulent pas fermer la porte devant le rétablissement du califat». Ce projet, qui s'inscrit dans le cadre du «Nouveau Moyen-Orient», passe nécessairement et principalement par la sécurité et l'économie parallèles, la contrebande, les mosquées hors contrôle, l'argent sale et le recyclage de la corruption et des corrompus et aussi et surtout des terroristes...